dimanche 14 février 2021

Maïmouna Guerresi (1951- )

Humanité et Nature sont interconnectées.

Yay Fall 2019 Au-delà de la frontière

Maïmouna Guerresi est née à Vicence (Italie) en 1951. Elle vit et travaille actuellement entre l'Italie et le Sénégal. Elle a de nombreuses participations à son actif, tant dans des musées internationaux, l'Institut culturel de l'Islam  à Paris, le musée national de Sharjah et le musée national de Bamako; ainsi que dans des festivals et biennales, comme la Biennale de Venise, Les Rencontres de Bamako, la Biennale Dak'Art. Ses œuvres font partie des collections publiques, telles que le Smithsonian African Art Museum de Washington, le LACMA Museum de Los Angeles et le MIA Minneapolis Institute of Art.

Dans ses œuvres de format impressionnant (plus de 3m. de haut parfois), la photographe donne à ses personnages une monumentalité presque éthérée, suspendue entre réalité et transcendance. Il y a de fréquentes références à la croyance soufie, une pratique musulmane spécifique au caractère mystique et ascétique qui place l'homme au centre de l'univers, en relation directe avec le divin.

Les femmes du travail de la photographe italo-sénégalaise Maïmouna Guerresi se conforment rarement aux règles ou aux normes de notre monde. Beaucoup d'entre elles sont des géantes, dominant même les arbres les plus hauts, tandis que d'autres flottent au-dessus du sol. Certaines ont des racines qui poussent de leur tête ou de leurs pieds au fur et à mesure qu'elles fusionnent et ne font plus qu'un avec la nature qui les entoure. Chaque personnage donne l'impression d'une conscience accrue ou d'une convergence avec son environnement, et ainsi chaque image dégage un sentiment de spiritualité.

La spiritualité est au cœur de tous les aspects de la vie de Maïmouna. «À ce moment-là de ma vie, mon esprit était prêt à entreprendre un voyage vers de nouvelles formes de connaissance», dit-elle . «De nouvelles pratiques, réflexions, recherches et curiosité m'ont amené à en apprendre davantage sur l'islam.» A travers la Shahadah, la déclaration de foi musulmane et l'un des cinq piliers de l'islam, elle prend le nom de Maïmouna, et commence à s'intégrer dans la communauté de la ville sainte sénégalaise de Touba.

Le soufisme est une forme mystique de l'islam, et il met l'accent sur l'utilisation de l'introspection pour trouver Dieu, en évitant le matérialisme. Il n'est lié à aucun élément de la religion et encourage tous les croyants à rechercher une paix intérieure puissante. Pour Maïmouna, la conversion au soufisme a tout changé, et elle a vite hâte d'exprimer sa paix retrouvée à travers son art.

Série The Giants 2007-2009
La spiritualité est souvent vue comme une connexion à quelque chose de plus grand que nous-mêmes, et l'objectif photographique de Maïmouna est de capturer cette sensation. Bien qu'elle soit elle-même souvent concentrée sur sa relation spirituelle avec Dieu, elle essaie de trouver des moyens de visualiser la spiritualité de manière à ce que tout le monde puisse s'identifier. Ce n'est pas facile, car les concepts abstraits, en particulier ceux qui sont si personnels et subjectifs, sont difficiles à représenter visuellement, mais Maïmouna a passé des années à chercher différentes façons de se représenter.

Au fil du temps, elle a découvert que la meilleure façon de le faire est de communiquer des sentiments tels que la paix et l'harmonie en montrant aux gens un lien profond avec la nature ou en allant littéralement au-delà de leur corps physique vers quelque chose de plus.

Dans sa série Beyond the Border , les femmes ont des branches et des graines qui poussent de leur corps, et l'une se tient au sommet d'une énorme racine tentaculaire, comme si elle-même était l'arbre dans lequel ces racines ont grandi. Leurs esprits semblent quitter leur corps et s'entremêler avec tout ce qui les entoure. Les yeux légèrement fermés des personnages, leurs costumes sereins et le fond peint en vert ou en bleu créent immédiatement un univers onirique, et Maïmouna crée tous ses décors à la main. "Il est essentiel que le résultat ne ressemble pas à une personne en costume, mais à un personnage mystique et transcendantal", dit-elle. "Les objets symboliques, les costumes de théâtre et les poses légèrement emphatiques contribuent à cette métamorphose: du quotidien au sacré."

La nature est l'un des thèmes clés sur lesquels Maïmouna revient dans chaque série. «L'humanité et la nature sont intimement liées. Chaque individu est connecté à tout ce qui existe sur terre, et il s'ensuit que le sort de notre planète est influencé par nos propres actions individuelles », dit-elle. Maïmouna est profondément inspirée par l'histoire de l'arbre Tuba, un arbre sacré mentionné dans certaines écritures islamiques, qui a le pouvoir de guérir tout ce qui l'entoure. "Pour moi, les arbres représentent un pont métaphysique entre le ciel et la terre ", dit-elle.

Maïmouna a poursuivi la sculpture pendant un certain temps, et la compréhension de la physicalité et de la forme qu'elle lui a donné est maintenant visible dans son travail de photographie. Sa série Aisha in Wonderland montre le monde spirituel intérieur d'une femme au cours de son voyage à travers la vie. Sur toutes les photos, elle porte des robes longues et fluides et des foulards qui changent complètement sa silhouette, et ses vêtements sont ornés des mêmes motifs que le paysage derrière elle. Le visage d'Aisha est visible sur chaque photo, montrant qu'elle est une personne vivante, mais ces changements subtils que Maïmouna apporte à son environnement la font parfois apparaître comme une sculpture, un objet inanimé qui flotte à travers chaque scène, ce qui ajoute au sens qu'elle a trouvé. paix avec le monde.

Ailleurs dans la série, Maïmouna trouve d'autres moyens de montrer Aisha quittant et transcendant son corps physique immédiat. Dans une image, la scène est divisée en segments, le corps d'Aisha étant coincé dans l'un d'entre eux. Elle tend la main, franchit la frontière, comme si elle atteignait un autre royaume d'existence. Sur une autre photo, elle a été montrée immobile dans une robe rouge, et des fils rouges sont expulsés de sa silhouette, zigzaguant le long des murs, comme si une partie de son être se répandait dans l'espace.

2019 Au delà de la frontière

Plutôt que d'être le protagoniste de la série, Aisha est un moyen par lequel le spectateur peut explorer à quoi ressemble un monde spirituel. "À travers son regard, nous pouvons accéder à l'univers caché qui s'ouvre à une personne lorsqu'elle se lance dans une évolution physique et spirituelle", explique Maïmouna. Comme Aisha, Maïmouna traverse également une telle évolution, et à travers tous ses projets de photographie, nous voyons le monde dans lequel elle vit alors qu'elle se dirige vers l'illumination spirituelle, et qu'elle explore les moyens de nous traduire cette expérience visuellement.

"Mon souhait est de conduire le spectateur dans un univers intérieur, qui dépasse l'image elle-même", dit-elle. "Souvent, dans mes photographies, les personnages montrent des facultés surnaturelles. Ils flottent dans les airs, se fondent dans la nature, communiquent par télépathie. Tout cela est possible grâce à cette dimension extraordinaire dans laquelle ils se retrouvent dans leur recherche de spiritualité. Un espace cosmique, intemporel et anhistorique. "

https://www.maimounaguerresi.com/

samedi 13 février 2021

Les Trois Portes de la Sagesse

Un Roi avait pour fils unique un jeune Prince courageux, habile et intelligent. Pour parfaire son apprentissage de la Vie, il l’envoya auprès d’un Vieux Sage.

– Éclaire-moi sur le Chemin de la Vie, demanda le Prince.

– Mes paroles s’évanouiront comme les traces de tes pas dans le sable, répondit le Sage. Cependant je veux bien te donner quelques indications. Sur ta route, tu trouveras trois portes. Lis les préceptes inscrits sur chacune d’elles. Un besoin irrésistible te poussera à les suivre. Ne cherche pas à t’en détourner, car tu serais condamné à revivre sans cesse ce que tu aurais fui. Je ne puis t’en dire plus. Tu dois éprouver tout cela dans ton coeur et dans ta chair. Va, maintenant. Suis cette route, droit devant toi.

Le Vieux Sage disparut et le Prince s’engagea sur le Chemin de la Vie. Il se trouva bientôt face à une grande porte sur laquelle on pouvait lire:

                                                 “Change le Monde.”

C’était bien là mon intention, pensa le Prince, car si certaines choses me plaisent dans ce monde, d’autres ne me conviennent pas.

Et il entama son premier combat. Son idéal, sa fougue et sa vigueur le poussèrent à se confronter au monde, à entreprendre, à conquérir, à modeler la réalité selon son désir. Il y trouva le plaisir et l’ivresse du conquérant, mais pas l’apaisement du coeur. Il réussit à changer certaines choses, mais beaucoup d’autres lui résistèrent.

Bien des années passèrent. Un jour, il rencontra le Vieux Sage qui lui demanda:

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, à discerner ce qui est en mon pouvoir et ce qui m’échappe, ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas.

– C’est bien, dit le Vieil Homme. Utilise tes forces pour agir sur ce qui est en ton pouvoir. Oublie ce qui échappe à ton emprise. Et il disparut.

Peu après, le Prince se trouva face à une seconde porte. On pouvait y lire:

                                                 “Change les Autres.”

C’était bien là mon intention, pensa-t-il . Les autres sont source de plaisir, de joie et de satisfaction mais aussi de douleur, d’amertume et de frustration.

Et il s’insurgea contre tout ce qui pouvait le déranger ou lui déplaire chez ses semblables. Il chercha à infléchir leur caractère et à extirper leurs défauts. Ce fut là son deuxième combat. Bien des années passèrent.

Un jour, alors qu’il méditait sur l’inutilité de ses tentatives de vouloir changer les autres, il croisa le Vieux Sage qui lui demanda:

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, que les autres ne sont pas la cause ou la source de mes joies et de mes peines, de mes satisfactions et de mes déboires. Ils n’en sont que le révélateur ou l’occasion. C’est en moi que prennent racine toutes ces choses.

– Tu as raison, dit le Sage. Par ce qu’ils réveillent en toi, les autres te révèlent à toi-même. Sois reconnaissant envers ceux qui font vibrer en toi joie et plaisir. Mais sois-le aussi envers ceux qui font naître en toi souffrance ou frustration, car à travers eux la Vie t’enseigne ce qui te reste à apprendre et le chemin que tu dois encore parcourir.

Et le Vieil Homme disparut. Peu après, le Prince arriva devant une porte où figuraient ces mots

                                                    ”Change-toi toi-même.”

Si je suis moi-même la cause de mes problèmes, c’est bien ce qui me reste à faire, se dit-il. Et il entama son troisième combat. Il chercha à infléchir son caractère, à combattre ses imperfections, à supprimer ses défauts, à changer tout ce qui ne lui plaisait pas en lui, tout ce qui ne correspondait pas à son idéal.

Après bien des années de ce combat où il connut quelque succès mais aussi des échecs et des résistances, le Prince rencontra le Sage qui lui demanda:

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, qu’il y a en nous des choses qu’on peut améliorer, d’autres qui nous résistent et qu’on n’arrive pas à briser.

– C’est bien, dit le Sage.

– Oui, poursuivit le Prince, mais je commence à être las de me battre contre tout, contre tous, contre moi-même. Cela ne finira-t-il jamais ? Quand trouverai-je le repos ? J’ai envie de cesser le combat, de renoncer, de tout abandonner, de lâcher prise.

– C’est justement ton prochain apprentissage, dit le Vieux Sage. Mais avant d’aller plus loin, retourne-toi et contemple le chemin parcouru. Et il disparut.

Regardant en arrière, le Prince vit dans le lointain la troisième porte et s’aperçut qu’elle portait sur sa face arrière une inscription qui disait:

                                                  “Accepte-toi toi-même.”

Le Prince s’étonna de ne point avoir vu cette inscription lorsqu’il avait franchi la porte la première fois, dans l’autre sens.
– Quand on combat, on devient aveugle se dit-il.

Il vit aussi, gisant sur le sol, éparpillé autour de lui, tout ce qu’il avait rejeté et combattu en lui: ses défauts, ses ombres, ses peurs, ses limites, tous ses vieux démons. Il apprit alors à les reconnaître, à les accepter, à les aimer. Il apprit à s’aimer lui-même sans plus se comparer, se juger, se blâmer.

Il rencontra le Vieux Sage qui lui demanda:

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, répondit le Prince, que détester ou refuser une partie de moi, c’est me condamner à ne jamais être en accord avec moi-même. J’ai appris à m’accepter moi-même, totalement, inconditionnellement.

– C’est bien, dit le Vieil Homme, c’est la première Sagesse. Maintenant tu peux repasser la troisième porte.

À peine arrivé de l’autre côté, le Prince aperçut au loin la face arrière de la seconde porte et y lut:

                                                   “Accepte les Autres.”

Tout autour de lui il reconnut les personnes qu’il avait côtoyées dans sa vie. Celles qu’il avait aimées et celles qu’il avait détestées. Celles qu’il avait soutenues et celles qu’il avait combattues. Mais à sa grande surprise, il était maintenant incapable de voir leurs imperfections, leurs défauts, ce qui autrefois l’avait tellement gêné et contre quoi il s’était battu.

Il rencontra à nouveau le Vieux Sage.

– Qu’as-tu appris sur le chemin ? demanda ce dernier.

– J’ai appris, répondit le Prince, qu’en étant en accord avec moi-même, je n’avais plus rien à reprocher aux autres, plus rien à craindre d’eux. J’ai appris à accepter et à aimer les autres totalement, inconditionnellement.

– C’est bien, dit le Vieux Sage. C’est la seconde Sagesse. Tu peux franchir à nouveau la deuxième porte. Arrivé de l’autre côté, le Prince aperçut la face arrière de la première porte et y lut:

                                                    “Accepte le Monde.“

Curieux, se dit-il, que je n’aie pas vu cette inscription la première fois.

Il regarda autour de lui et reconnut ce monde qu’il avait cherché à conquérir, à transformer, à changer. Il fut frappé par l’éclat et la beauté de toute chose. Par leur Perfection. C’était pourtant le même monde qu’autrefois. Était-ce le monde qui avait changé ou son regard ?

Il croisa le Vieux Sage qui lui demanda:

– Qu’as-tu appris sur le chemin ?

– J’ai appris, dit le Prince, que le monde est le miroir de mon âme. Que mon âme ne voit pas le monde, elle se voit dans le monde. Quand elle est enjouée, le monde lui semble gai. Quand elle est accablée, le monde lui semble triste. Le monde, lui, n’est ni triste ni gai. Il est là, il existe, c’est tout. Ce n’était pas le monde qui me troublait, mais l’idée que je m’en faisais. J’ai appris à l’accepter sans le juger, totalement, inconditionnellement.

– C’est la troisième Sagesse, dit le Vieil Homme. Te voilà à présent en accord avec toi-même, avec les autres et avec le Monde.

Un profond sentiment de Paix, de Sérénité, de Plénitude envahit le Prince. Le Silence l’habita.

– Tu es prêt, maintenant, à franchir le Dernier Seuil, dit le Vieux Sage, celui du passage du Silence de la Plénitude à la Plénitude du Silence.

Et le Vieil Homme disparut.


Charles Brulhart   /  Décembre 1995  Metafora.ch