samedi 29 octobre 2011

L'appel des appels, pour une insurrection des consciences

Demain, lorsque la normalisation des conduites et des métiers régnera définitivement, il sera trop tard. Soin, éducation, recherche, justice seront formatés par la politique du chiffre et la concurrence de tous contre tous. Il ne restera plus à l'information, à l'art et à la culture qu'à se faire les accessoires d'une fabrique de l'opinion pour un citoyen consommateur.

Face à de prétendues réformes aux conséquences désastreuses, les contributeurs, artistes, psychanalystes, enseignants, médecins, psychologues, chercheurs, journalistes, magistrats, dressent l'état des lieux depuis leur cœur de métier et combattent la course à la performance qui exige leur soumission et augure d'une forme nouvelle de barbarie.

L'Appel des appels prône le rassemblement des forces sociales et culturelles. Il invite à parler d'une seule voix pour s'opposer à la transformation de l'Etat en entreprise, au saccage des services publics et à la destruction des valeurs de solidarité humaine, de liberté intellectuelle et de justice sociale. Il témoigne qu'un futur est possible pour " l'humanité dans l'homme ". Il est encore temps d'agir.

L'insurrection des consciences est là, partout, diffuse, grosse de colère et de chagrin. La résistance de ces milliers de professionnels et de citoyens qui ont répondu à L'Appel des appels touche nos sociétés normalisées en un point stratégique.

"En refusant de devenir les agents du contrôle social des individus et des populations, en refusant de se transformer en gentils accompagnateurs de ce nouveau capitalisme, nous appelons à reconquérir l'espace démocratique de la parole et de la responsabilité."

L'ouvrage collectif L'appel des appels, pour une insurrection des consciences a été dirigé par Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval. Il est paru aux éditions des mille et une nuits, chez Fayard, en novembre 2009.




samedi 22 octobre 2011

Les vers d'or - Pythagore (-580/-495)


Honore en premier lieu les Dieux Immortels dans l'ordre qui leur fut assigné par la Loi.

Respecte le Serment. Honore ensuite les Héros glorifiés.

Vénère aussi les Génies terrestres, en accomplissant tout ce qui est conforme aux lois.

Honore aussi et ton père et ta mère et tes proches parents.

Entre les autres hommes, fais ton ami de celui qui excelle en vertu.

Cède toujours aux paroles de douceur et aux activités salutaires.

N'en viens jamais, pour une faute légère, à haïr ton ami,

Quand tu le peux : car le possible habite près du nécessaire.

Sache que ces choses sont ainsi, et accoutume-toi à dominer celles-ci :

La gourmandise d'abord, le sommeil, la luxure et l'emportement.

Ne commets jamais aucune action dont tu puisses avoir honte, ni avec un autre,

Ni en ton particulier. Et, plus que tout, respecte-toi toi-même.

Pratique ensuite la justice en actes et en paroles.

Ne t'accoutume point à te comporter dans la moindre des choses sans réfléchir.

Mais souviens-toi que tous les hommes sont destinés à mourir ;

Et parviens à savoir tant acquérir que perdre les biens de la fortune.

À l'égard de tous les maux qu'ont à subir les hommes de par le fait des arrêts augustes du Destin,

Accepte-le comme le sort que tu as mérité ; supporte-les avec douceur et ne t'en fâche point.

Il te convient d'y remédier, dans la mesure que tu peux. Mais pense bien à ceci :

Que la Destinée épargne aux gens de bien la plupart de ces maux.

Beaucoup de discours, lâches ou généreux, tombent devant les hommes ;

Ne les accueille pas avec admiration, ne te permets pas de t'en écarter.

Mais si tu vois qu'on dit quelque chose de faux, supporte-le avec patience et douceur.

Quant à ce que je vais te dire, observe-le en toute circonstance.

Que jamais personne, ni par ses paroles ni par ses actions, ne puisse jamais

T'induire à proférer ou à faire ce qui pour toi ne serait pas utile.

Réfléchis avant d'agir, afin de ne point faire des choses insensées,

Car c'est le propre d'un être malheureux de proférer ou de faire des choses insensées.

Ne fais donc jamais rien dont tu puisses avoir à t'affliger dans la suite.

N'entreprends jamais ce que tu ne connais pas ; mais apprends

Tout ce qu'il faut que tu saches, et tu passeras la vie la plus heureuse.

Il ne faut pas négliger la santé de ton corps,

Mais avec mesure lui accorder le boire, le manger, l'exercice,

Et j'appelle mesure ce qui jamais ne saurait t'incommoder.

Habitue-toi à une existence propre, simple ;

Et garde-toi de faire tout ce qui attire l'envie.

Ne fais pas de dépenses inutiles, comme ceux qui ignorent en quoi consiste le beau.

Ne sois pas avare non plus : la juste mesure est excellente en tout.

Ne prends jamais à tâche ce qui pourrait te nuire, et réfléchis avant d'agir.

Ne permets pas que le doux sommeil se glisse sous tes yeux,

Avant d'avoir examiné chacune des actions de ta journée.

En quoi ai-je fauté ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je omis de ce qu'il me fallait faire ?

Commence par la première à toutes les parcourir.

Et ensuite, si tu trouves que tu as omis des fautes, gourmande-toi ;

Mais, si tu as bien agi, réjouis-toi.

Travaille à mettre ces préceptes en pratique, médite-les ; il faut que tu les aimes,

Et ils te mettront sur les traces de la vertu divine,

J'en jure par celui qui transmit à notre âme le sacré Quaternaire,

Source de la Nature dont le cours est éternel.

Mais ne commence pas à prendre à tâche une œuvre,

Sans demander aux Dieux de la parachever.

Quand tous ces préceptes te seront familiers,

Tu connaîtras la constitution des Dieux Immortels et des hommes mortels, tu sauras

Jusqu'à quel point les choses se séparent, et jusqu'à quel point elles se rassemblent.

Tu connaîtras aussi, dans la mesure de la Justice, que la Nature est en tout semblable à elle-même,

De sorte que tu n'espéreras point l'interprétable, et que plus rien ne te sera caché.

Tu sauras encore que les hommes choisissent eux-mêmes et librement leurs maux,

Misérables qu'ils sont ; ils ne savent ni voir ni entendre les biens qui sont près d'eux.

Peu nombreux sont ceux qui ont appris à se libérer de leurs maux.

Tel est le sort qui trouble les esprits des mortels. Comme des cylindres,

Ils roulent ça et là, accablés de maux infinis.

Innée en eux, en effet, l'affligeante Discorde les accompagne et leur nuit sans qu'ils s'en aperçoivent ;

Il ne faut point la provoquer, mais la fuir en cédant.

Ô Zeus, notre père, tu délivrerais tous les hommes des maux nombreux qui les accablent,

Si tu montrais à tous de quel Génie ils se servent !

Mais toi, prends courage, puisque tu sais que la race des hommes est divine,

Et que la nature sacrée leur révèle ouvertement toutes choses.

Si elle te les découvre, tu viendras à bout de tout ce que je t'ai prescrit ;

Ayant guéri ton âme, tu la délivreras de ces maux.

Mais abstiens-toi des aliments dont nous avons parlé, en appliquant ton jugement

À tout ce qui peut servir à purifier et à libérer ton âme. Réfléchis sur chaque chose,

En prenant pour cocher l'excellente Intelligence d'en haut.

Et si tu parviens, après avoir abandonné ton corps, dans le libre éther,

Tu seras dieu immortel, incorruptible, et à jamais affranchi de la mort.

Pythagore
  

dimanche 16 octobre 2011

Bréviaire des politiciens - Cardinal Jules Mazarin (1602-1661)

Arléa, 1997 (Cologne, 1684)
Dans ce célèbre petit opuscule, le cardinal Mazarin adresse des conseils monstrueusement avisés à l’attention des hommes de pouvoir mais aussi à quiconque désire réussir socialement et éviter les pièges. 

Ces recommandations sont prodiguées de manière quelque peu décousue et prennent la forme de maximes, de recettes ou encore de simples mises en garde. On frémit quand on pense que ces conseils d’un cynisme abominable sont prodigués par un homme d’Eglise. Il est vrai que, à l’époque, il n’était pas nécessaire d’être prêtre pour devenir cardinal: Mazarin ne reçut jamais les ordres, mêmes mineurs mais seulement la tonsure qui faisait de lui un « clerc » et lui permettait de se faire conférer les bénéfices ecclésiastiques. Le pape lui envoya la « barrette rouge » que Louis XIII lui remit solennellement en 1642.

Évidemment, ces conseils sont séduisants. Le machiavélisme politique a ceci de fascinant qu’il met à jour les rouages du pouvoir et révèle la nature humaine dans ce qu’elle a de plus mesquin mais aussi de plus ingénieux. Notre société n’est pas insensible à la beauté du mal lorsqu’il est présenté sous ses meilleurs atours.

A défaut d’être reluisants, ce sont des conseils efficaces, excellents mêmes. Ils ne sont pas tous loin de là, criminels ou immoraux. Certains sont même authentiquement sages (éviter les offenses, gérer les ego, la pudeur, la discrétion, la prudence, etc.). On sent que le prélat connaît les tréfonds de l’âme humaine. Ces recettes permettent sans doute de façonner de bons politiciens (encore que ces derniers pratiquent souvent, intuitivement et sous une forme atténuée, des techniques identiques) mais seront probablement beaucoup moins utiles à ceux qui aspirent à devenir d’authentiques hommes d’Etat, ceux pour qui séduire importe moins que servir.

Ne vous fiez à personne

Les amis n’existent pas: il n’y a que des gens qui feignent l’amitié. Soyez constamment sur vos gardes: sachez que si, ne fût-ce qu’un bref instant, vous vous êtes comporté ou avez parlé de façon trop libre ou grossière, vous en payerez le prix car les gens généralisent sur des faits isolés.

Soyez irréprochables. N’attendez pas qu’on interprète favorablement vos actes et vos propos. Dites-vous qu’on ne vous accordera jamais le bénéfice du doute. Soyez même convaincu du contraire.
Aie toujours à l’esprit ces cinq préceptes :

1 – Simule.
2 – Dissimule.
3 -  Ne te fie à personne.
4 - Dis du bien de tout le monde.
5 – Prévois avant d’agir.
  
Affectez un air modeste, candide, affable. Feignez une perpétuelle équanimité. «Farde ton coeur comme on farde un visage ». Il est souvent nécessaire de mentir. Cela dit, pour éviter de se faire démaquer par des propos contradictoires qu’on tiendrait par la suite, Mazarin recommande de consigner par écrit tout ce qu’on dit d’important.

Un excellent exercice consiste à parler de la manière la plus cordiale avec quelqu’un que l’on déteste. Cela permet de s’entraîner à la dissimulation des sentiments. Ce n’est pas chose aisée car les émotions se lisent ordinairement sur le visage. Si on tient des propos erronés en votre présence, gardez vous de les rectifier: c’est peut-être un piège pour savoir jusqu’où vous êtes renseigné. Il vaut mieux se tenir coi, réfléchir aux conseils d’autrui et méditer longuement.

Espionnez les autres

Mazarin attache énormément d’importance à l’observation d’autrui et nous enjoint à nous muer en espion: observez bien les vices et les vertus de ceux que vous côtoyez. Vous disposerez d’un bel arsenal dont, au besoin, vous pourrez vous servir pour les manoeuvrer. Un conseil qui revient plusieurs fois dans ce bréviaire, c’est celui d’exploiter les périodes de décès qui accablent une personne pour tenter, via des visites fréquentes, de se rapprocher d’elle, d’obtenir des faveurs, des confidences ou renseignements que vous pourrez par la suite utiliser contre elle ou contre d’autres.

Il est bien vrai qu’il faut essayer de tout savoir, d’avoir des espions partout mais il faut bien prendre garde de ne pas se faire remarquer. Il faut espionner avec prudence. Comment jauger les intentions véritables d’autrui ? Dans son ouvrage, Mazarin recommande toute une série de pièges et de stratagèmes pour percer les pensées (envoyer des hommes de confiance glaner des informations, se répandre en fausses confidences devant des bavards impénitents, égarer intentionnellement des lettres à tel ou tel endroit, faire des éloges d’une personne devant une autre dont on veut savoir ce qu’elle en pense, etc.)

Ne dites jamais la vérité sur son compte à autrui. Elle a toujours un goût amer. Ne soyez sincère que lorsque la sincérité peut vous servir: pour louer les qualités de tel ou tel à condition que ces louanges n’irritent pas des tiers. «Ne commente ni ne critique les actes de personne».

De manière générale, ne parlez jamais inconsidérément de qui que ce soit. Evitez, tant que faire se peut, de susciter haines et rancunes. Sachez, du moins, que si quelqu’un vous manifeste de la haine, ce sentiment est toujours authentique. Il est certaines espèces de gens qu’il vaut mieux éviter de fréquenter: ceux qui se contredisent, les bavards, les déséquilibrés et les désespérés.

Portrait du cardinal Mazarin, Atelier de Pierre Mignard (1658-1660), Chantilly, musée Condé


Comment se comporter avec les supérieurs

Il faut se montrer respectueux avec tout le monde mais davantage encore avec les supérieurs. Dites en exclusivement du bien et louez tout particulièrement ceux qui peuvent vous être utiles. Vis-à-vis d’eux, conservez toujours la plus profonde déférence même s’ils vous apprécient et vous convient dans leur intimité. S’ils sont âgés, rappelez leurs leurs titres à tout moment. Faites en grand cas car ils sont susceptibles et facilement hargneux.

« Respecte les vieillards et suis leurs conseils – ou du moins fais semblant. Rends leurs toutes sortes d’hommage, donne-leur l’impression que tu vénères leur sagesse ».

Quid si vous avez l’oreille des puissants de ce monde ? Mazarin recommande de se montrer le moins possible en compagnie du véritable détenteur du pouvoir. Autrement, vous déclencherez les jalousies, attirerez des nuées de solliciteurs et vous serez tenus pour responsable des mauvaises actions des puissants. Il ne faut absolument jamais se vanter d’avoir un contact privilégié avec eux ou d’avoir conquis leur amitié. A fortiori, il ne faut jamais se targuer d’avoir influé, par des conseils, sur leurs décisions. S’ils l’apprennent, les puissants vous retireraient votre amitié et éviteraient d’encore recourir à vos conseils.

Il vaut mieux se montrer peu disert mais écouter attentivement. « Sois plus philosophe qu’éloquent ». Pourquoi ? Parce que, plutôt que vous écouter, les princes préfèrent être écoutés.

Ne cherchez pas à percer les secrets des puissants. Pourquoi ? Car s’ils sont divulgués un jour, les soupçons risquent de s’égarer sur celui qui, comme vous, en aura eu connaissance via des confidences.

De manière générale, ne révélez jamais ce que vos supérieurs vous ont dit et ne confiez jamais à personne ce que vous pensez d’eux.

Auprès de votre maître, n’intercédez qu’exceptionnellement pour quelqu’un d’autre: si vous obtenez de lui un bienfait pour autrui, ce sera comme si vous l’aviez réclamé pour vous-même. Autant ne pas épuiser ce capital qui peut vous servir par la suite. Quand vous sollicitez des faveurs, ne demandez rien que vous ne soyez certain d’obtenir. Evitez surtout de présenter plusieurs requêtes à la fois. Choisissez le bon moment pour présenter votre demande: au cours de réjouissances ou après un banquet (sauf si le vin a rendu votre cible somnolente). Ne parlez jamais de cette requête à quiconque avant d’avoir obtenu ce que vous désiriez.


Les singes de la sagesse: «Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal»
 
Comment se comporter avec les inférieurs et les subordonnés

Pour vivre en paix, il faut accepter toutes sortes de petits désagréments. Même très occupés, accueillez toujours aimablement un visiteur inopiné et donnez-lui l’impression qu’il est le bienvenu. Priez-le ensuite de revenir un autre jour. N’accueillez jamais personne par un trait d’esprit ou une boutade. Cela risque d’être perçu comme une offense.

Concernant les serviteurs de votre propre maître, assurez vous que tous, jusqu’au plus humble, vous soient totalement dévoués.

Les inférieurs peuvent vous fournir toutes sortes d’informations utiles sur autrui (encore faut-il éviter de faire usage dans l’immédiat des secrets qu’ils vous révèlent). Il faut toujours se montrer avec eux d’une parfaite courtoisie. Acceptez les invitations à leur table, ne faites aucune critique, montrez leur de la compassion mais conservez un brin de gravité et de distance dans le maintien. Traitez les serviteurs des autres en amis: vous pourrez ainsi, au besoin, les convaincre plus facilement de trahir leur maître contre de l’argent. Evitez néanmoins la familiarité: ils vous mépriseraient. En présence de personnes inférieures, mais bien nées, il faut se défier d’une humilité trop marquée et d’une soumission exagérée (si, par exemple, ils vous baisent les pieds).

Les subordonnés sont des instruments précieux, ne fût ce que parce qu’ils sont indispensables pour mettre vos plans à exécution, pour exercer des pressions et infliger des châtiments à votre place (il est important de vous réserver à des tâches plus élevées). Par ailleurs, il vaut mieux confier à d’autres des tâches qui exigent de gros efforts sans apporter ni argent ni gloire. On peut se décharger sur les subordonnés des affaires mineures selon une répartition stricte des tâches sur laquelle on ne doit jamais revenir par la suite.

Mazarin conseille de faire fréquemment le bilan des actions bonnes et mauvaises de ses subordonnés et d’en tirer les conséquences. Pour chaque subordonné, consacrez une page que vous diviserez en quatre colonnes: dans la première, inscrivez les ennuis qu’il vous a causés en manquant à ses devoirs, dans la seconde, les services que vous lui avez rendus et le mal que vous vous êtes donné pour lui. Dans la troisième, mentionnez ce qu’il a fait pour vous et dans la quatrième les torts que vous lui avez causés et les efforts exceptionnels qu’il a éventuellement accomplis pour vous servir. Ainsi, s’ils viennent se plaindre chez vous, vous saurez exactement quelle réponse leur faire. Pour conserver leur zèle et leur empressement, il n’est pas mauvais de faire sentir à vos subordonnés que vous nourrissez une ombre de suspicion à leur endroit.

Comment se comporter avec les ennemis

Avant de s’emporter contre quelqu’un, interrogez-vous sur les faits: souvent, ce sont des rapports malveillants qui vous ont induits en erreur à propos de lui. Si vous détestez une personne, gardez-vous de révéler ce fait à quiconque. En revanche, il est de la plus haute importance de découvrir tous ses secrets. Une fois que vous avez pris la résolution de combattre, encore faut-il s’exposer le moins possible et, dès lors, toujours s’assurer que votre situation est inébranlable avant de lancer une attaque.

La prudence commande de ne pas s’attaquer à plusieurs ennemis à la fois: quand on travaille à la perte de quelqu’un, il est important de se réconcilier provisoirement avec ses autres ennemis. Prenez garde à ce que la passion de la vengeance vous emporte au point de rater des occasions de progresser dans votre carrière. Evitez d’agir directement vous-mêmes. Confiez à des intermédiaires l’exécution de vos basses oeuvres. Cela vous permet d’éviter de vous salir voire de vous montrer compatissant par la suite: vous pourrez organiser la fuite de l’offenseur travaillant pour vous et inciter l’offensé à lui pardonner.

Comment se débarrasser d’un rival ? Le mieux, quand on veut perdre un homme, est d’aller chanter ses louanges auprès de son maître mais de manière telle que le maître les ressente comme un affront personnel. Plus vicieux: il faut faire comprendre que ces louanges ne procèdent pas de votre propre admiration mais qu’elles sont colportées abondamment par la rumeur publique dont vous vous faites tout simplement l’écho. On peut aussi, écrit Mazarin, suggérer que cette réputation devient fort mauvaise tout en incitant à faire fi de ces méchantes rumeurs accablant son protégé (en laissant, par là, entendre au maître que l’opprobre rejaillit sur lui).

«Feins de louer son indulgence, simule la compassion. Exclame-toi avec des accents plein de pathos sur les passions de son protégé: “Quel caractère exceptionnel ! Quelle tristesse de voir une nature si noble dévorée par un vice aussi désastreux…”  Mais ce vice, bien sûr, ne révèle surtout pas quel il est»
Appelez à la clémence du maître pour que les fautes de votre rival soient pardonnées mais pas trop quand même pour ne pas être exaucé. Il ne reste plus, en gagnant la confiance de votre rival, qu’à l’inciter à se précipiter dans le ravin que vous aurez ouvert devant lui. Une fois qu’on a triomphé d’un ennemi, il faut se garder de l’insulter par-dessus le marché. Laissez plutôt les événements faire leur oeuvre. Plaignez-le au besoin.
Jules Mazarin et la bibliothèque Mazarine (1659), par Robert Nanteuil
 
Comment se comporter avec les solliciteurs
 
Une règle d’or : quand quelqu’un sollicite quelque chose auprès de vous, il ne faut jamais lui dire non directement. Mieux vaut entrer dans de longues considérations qui se concluront par… un refus. Mazarin conseille de faire mine de prendre un moment de réflexion et se montrer ensuite sincèrement navré de ne pouvoir accéder à la requête. Une bonne politique consiste à ne pas donner l’impression au solliciteur qu’il repart les mains vides, même si c’est effectivement le cas. Il faut féliciter le solliciteur de sa démarche. S’il insiste, il faut lui demander comment on pourrait l’aider d’une autre manière. Une technique consiste à l’adresser à d’autres personnes en lui indiquant consciencieusement la marche à suivre. Autrement, il est toujours possible de temporiser, d’abreuver le quémandeur de belles paroles et d’attendre qu’il se lasse (c’est assez fréquent avec les gens de petite condition: leur esprit s’enflamme rapidement mais leurs désirs les plus ardents ne sont que feu de paille).

Comment se comporter avec la populace

N’allez jamais à l’encontre de ce qui plaît aux gens du peuple. Cela dit, Mazarin préconise de ne jamais se faire le défenseur de lois démagogiques. Si l’on vous sait l’instigateur d’une loi impopulaire, il importe de calmer la populace en lui octroyant des faveurs (remise d’impôt, grâce d’un condamné, etc.).

Evitez de devenir impopulaire lorsque vous promulguez de nouvelles lois. Comment faire ? Il s’agit de démontrer l’impérieuse nécessité de ces lois à un Conseil des Sages quelconque et mettre au point la réforme avec ce dernier. Mieux: il suffit de propager la nouvelle qu’on a consulté ce Conseil, qu’on a été abondamment conseillé par lui et légiférer sans se soucier en aucune manière des avis de ce Conseil. S’il vous faut opérer une volte-face politique, le mieux est de contacter un théologien ou un expert et s’arranger avec lui pour qu’il vous fasse publiquement la suggestion de ce changement. Mieux: il doit donner l’impression de faire pression sur vous.

Réussir

Ce qui compte le plus dans une carrière, c’est le commencement. Il ne faut ménager ni les efforts ni les sacrifices. Mieux vaut ne pas prendre l’initiative avant d’être sûr de réussir:

«Aussi brillant en tes débuts qu’en toute chose: une fois ta renommée établie, même tes erreurs se transformeront en titres de gloire ».

Evitez de vous disperser : plutôt que de se lancer dans diverses entreprises à la fois, mieux vaut en réussir une seule mais éclatante. Si haut que l’on soit parvenu, il faut viser plus haut encore. Si ce sont les honneurs auxquels on aspire, il faut viser aux plus prestigieux, qui sont aussi les plus sûrs. Cela dit, Mazarin met en garde contre un danger inverse: «Evite de progresser dans ta carrière de manière trop rapide ou trop éclatante».

Le mieux est d’avoir la victoire modeste et profiter de cette dernière pour en attribuer les honneurs à d’autres. « Attribue tes réussites et tes succès à autrui ». Faites comme si vous ne tiriez aucune fierté de vos succès et, en conséquence, ne changez absolument rien dans votre manière de parler, de vous vêtir ou dans vos habitudes de table. Laissez les distinctions honorifiques à d’autres que vous : « non seulement, elles ne servent à rien mais brillent d’un éclat qui enflamme la jalousie ».

Vous briguez une place ? Mazarin vous met en garde: dans l’attribution d’une charge, l’octroi d’un mandat ou la nomination à un poste de responsabilité, la compétence est un élément qui n’a pas la moindre importance: «Ne va pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles ou ton talent qui te feront octroyer une charge. Si tu penses qu’elle te reviendra pour la seule raison que tu es le plus compétent, tu n’es qu’un benêt.».


Une chose à ne pas faire ? Remplir, remettre son acte de candidature et attendre gentiment que le jury décide. Non. Il faut prendre les devants, promettre des passe-droits à des gens influents, utiliser au mieux les services d’intermédiaires discrets et, par la suite, se faire une règle d’honorer ses engagements. Mazarin conseille, dans le même temps, de se déprécier ouvertement et même avec outrance. Il faut se déclarer indigne de cette charge et affirmer que c’est la raison pour laquelle on éprouverait d’autant plus de gratitude si on l’obtenait. On peut aussi s’entendre avec certains pour qu’ils vous prient publiquement de postuler à cet emploi que vous ne convoitiez prétendument pas.

Les offenses

Il faut éviter d’offenser qui que ce soit car cela allume des haines inutiles. Là encore, la prudence est de rigueur. Le simple fait de louer quelqu’un devant une personne qui la déteste suffit à vous attirer l’inimitié de cette dernière.

Le cardinal insiste sur un point: si vous êtes personnellement offensé, le mieux est de faire comme si de rien n’était. Pourquoi ? Car qui offense prend souvent sa victime en haine. Si votre offenseur est puissant, il faut avaler la couleuvre. Si l’offenseur n’est pas plus puissant que vous, une vengeance est envisageable mais, si possible, via un intermédiaire et en laissant couler un peu d’eau sous les ponts.

Si une personne vous accuse de manière allusive mais transparente pour un acte blâmable, faites mine de ne pas avoir compris que c’est vous qui êtes visé ; exprimez votre indignation par rapport à cette vilenie et aux gens capables de la commettre. S’il vous nomme, faites comme s’il s’agissait d’une plaisanterie et répondez par des taquineries inoffensives qui le feront rire. Renchérissez comme si ces accusations s’adressaient à d’autres et quand il est à court de munitions, faites remarquer qu’il n’était nul besoin de déterrer la hache de guerre pour si peu.

Préparez vous à l’avance à affronter n’importe quelle situation. Soyez en mesure de répondre le plus tranquillement du monde à une insolence caractérisée, ce qui implique que vous ayez réfléchi aux différents sarcasmes dont vous pourriez être l’objet et aux réponses à leur faire avec la physionomie ad hoc.



Quelques extraits du Bréviaire des politiciens


Par le connais-toi toi-même, on entend en général une connaissance de l’âme. Ici, au contraire, tout a trait à l’apparence extérieure, cela signifie : examiner la façon dont on se donne à voir aux autres.

Demande-toi dans quelles occasions tu as tendance à perdre le contrôle de toi-même, à te laisser aller à des écarts de langage ou de conduite.

Considérer toujours soigneusement en quel lieu et en quelle compagnie tu te trouves et quelles circonstances t’y ont amené, à te conduire conformément à ton rang et au rang des personnes à qui tu as affaire.

Aussi longtemps que les circonstances rendront inefficace toute démonstration d’animosité, contiens-toi et ne cherche pas à te venger. feins au contraire de n’avoir ressenti aucune offense. Attends ton heure.

Ne dis ni ne fais jamais rien qui puisse contrevenir à la bienséance, du moins en public : car même si tu agis spontanément et sans penser à mal, sois sûr que les autres, eux, penseront à mal systématiquement.

On voit souvent des prédicateurs fustiger avec la plus grande véhémence les vices qui les avilissent eux-mêmes.

Sache qu’un homme qui se contredit ne répugnera pas à te voler.

Si quelqu’un te révèle les secrets d’un autre, garde-toi de lui confier ne fût-ce qu’une infime partie des tiens, car tu peux être sûr qu’il se conduira avec ses intimes comme il s’est conduit avec toi.

Tu reconnaîtras la vertu et la piété d’un homme à l’harmonie de sa vie, à son absence d’ambition et à son désintérêt pour les honneurs. Point de fausse modestie chez lui, ni de préméditation dans ses paroles ou son comportement. Il n’affecte pas de parler d’un ton imperturbablement suave, en faisant ostensiblement état de mortifications purement superficielles, comme ceux-là qui répètent à qui veut les entendre qu’ils boivent et mangent à peine.

Méfie-toi des hommes de petite taille : ils sont butés et arrogants.

Ne demande pas à un ami de te prêter quoi que ce soit : il peut arriver qu’il ne possède pas ce dont il fait croire à tout le monde qu’il jouit, et, ainsi démasqué, il te haïrait. De même s’il consent à contre-cœur, ou s’il ne récupère pas son bien en parfait état, il t’en gardera rancune.

N’achète non plus jamais rien à un ami : s’il en demande un prix trop élevé, tu seras floué, si le prix est trop bas, c’est lui qui sera floué. Dans les deux cas, votre amitié s’en ressentira.

N’oublie jamais que n’importe qui est susceptible de faire courir des rumeurs sur ton compte si, en sa présence, tu t’es comporté ou tu as parlé de façon trop libre ou grossière. Les gens se fondent sur un incident isolé pour généraliser.

Ne compte jamais sur le bénéfice du doute. Sois même convaincu du contraire.

Chaque fois que tu paraîtras en public - le moins souvent possible -, tâche de te conduire d’une manière irréprochable : une seule bévue suffit à entacher une réputation, et le mal est alors bien souvent irréversible.

Ne donne jamais l’impression de dévisager ton interlocuteur. Sois économe de tes gestes. Marche à pas mesurés et garde en toutes circonstances une posture pleine de dignité.

Evite de revenir sur les décisions de ceux qui t’ont précédé : ils étaient peut-être en mesure de prédire des événements auxquels toi, tu ne t’attends pas.

Pour présenter une requête, il faut choisir son moment. Evite surtout de présenter plusieurs requêtes à la fois.

Comme il est toujours désagréable d’essuyer un refus, ne demande rien que tu ne sois certain d’obtenir. C’est pour cette raison qu’il vaut mieux ne rien demander directement, mais faire comprendre à demi-mot ce dont tu as besoin.

Donne-toi pour règle absolue et fondamentale de ne jamais parler inconsidérément à qui que ce soit – pas plus en bien qu’en mal -, et de ne jamais révéler les actions de quiconque bonnes ou mauvaises.

En effet, il est toujours possible qu’un ami de celui que tu critiques soit présent et s’empresse de rapporter tes propos en les exagérant, te faisant un ennemi de plus.

En revanche, si tu fais l’éloge de quelqu’un en présence d’autrui qui le hait, c’est de cet autre que tu t’attireras l’inimitié.

Attribue tes réussites et tes succès à autrui. Par exemple, à une personne d’expérience qui t’a aidé de sa prévoyance et de ses avis prudents.

Quand tu auras triomphé d’un adversaire, ne cède pas à la tentation de l’insulter par-dessus le marché.

Ne te gausse pas de tes rivaux, retiens-toi de les provoquer et, chaque fois que tu seras vainqueur, contente-toi du plaisir de la victoire sans t’en glorifier en paroles ou en actes.

En public, ne prétends jamais avoir de l’influence sur tes supérieurs ; ne te vante jamais de jouir de leur faveur. Ne te laisse pas non plus aller à des confidences en disant ce que tu penses de tel ou tel d’entre eux.

Si l’on te rapporte qu’un soi-disant ami a dit du mal de toi, ne lui en fais pas reproche : tu t’en ferais un ennemi, alors que jusqu’ici il n’est dans le pire des cas qu’un indifférent.

Ne te vante pas d’avoir influé, par tes conseils, sur les décisions de quelqu’un. Une autre fois, il refuserait de t’écouter. En revanche, si, pour n’avoir pas suivi tes conseils, quelqu’un a subi un échec, retiens-toi d’ironiser sur son compte et laisse les événements se charger de te venger.

Accepte les reproches, même injustifiés. N’essaie pas de trouver une excuse à tes actes, sinon plus personne ne voudra te conseiller. Au contraire, manifeste à quel point t’affliges le souvenir des erreurs que tu as commises. Quant aux reproches absolument dépourvus de fondement, le mieux est de n’y pas répondre. A l’occasion, admets même que tu as pu, parfois, avoir des torts.

Chaque jour, ou certains jours fixés d’avance, consacre un moment à étudier comment tu réagirais devant tel ou tel événement susceptible de se produire.

N’attends jamais qu’on interprète favorablement tes actes ou tes propos. Dis-toi bien que personne en ce monde n’en est capable.

Ne donne pas de conseils aux hommes emportés ou violents : ils les suivront mal et, ensuite, ils t’en voudront de leurs échecs.

Sois toujours prêt à affronter n’importe quelle situation. Ainsi, prépare-toi à répondre le plus tranquillement du monde à une insolence caractérisée. De toute façon, sache que tu apparaîtras tel qu’au préalable tu te seras façonné intérieurement.

Que ni tes paroles ni tes gestes ne tombent jamais dans le graveleux.

Si tu es offensé personnellement, le mieux est de faire comme si de rien n’était, car une querelle en amène une autre, et l’offenseur et toi seriez ensuite en guerre perpétuelle. Peut-être finirais-tu par en sortir vainqueur, mais cette victoire serait pire qu’une défaite car entre-temps tu te serais attiré bien des rancunes.

Agis avec tes amis comme s’ils devaient un jour devenir tes ennemis.

Dans une communauté d’intérêt, il y a danger dès qu’un membre devient trop puissant.

Tout ce que tu peux régler pacifiquement, n’essaie pas de le régler par la guerre ou par un procès.

Le centre vaut toujours mieux que les extrêmes.

L’homme heureux est celui qui reste à égale distance de tous les partis.

Quand un parti est nombreux et puissant, même si tu n’en es pas, n’en dit jamais de mal.

Méfie toi de tout ce vers quoi t’entraînent tes sentiments.

Un seul accès de violence nuit plus à ta réputation que toutes tes vertus ne peuvent l’élever.

Réfléchis avant d’agir et aussi de parler. Car s’il y a peu de chances qu’on déforme en bien ce que tu as dit ou fait, sois convaincu en revanche qu’on le déformera en mal.