mardi 30 mai 2017

De Natura Rerum - Lucrèce (-98?/-54?)

"De rerum natura" (De la nature), plus souvent appelé "De natura rerum", est un grand poème en langue latine du philosophe latin Lucrèce qui vécut au premier siècle avant notre ère. Composé en hexamètres dactyliques, le mètre classique utilisé traditionnellement pour le genre épique, il constitue une traduction, au sens où on l'entendait à l'époque, de la doctrine d’Épicure. 

Arbre dans un champ (2010) - Françoise Hennebert


Le poème se présente comme une tentative de "briser les forts verrous des portes de la nature", c’est-à-dire de révéler au lecteur la nature du monde et des phénomènes naturels. Selon Lucrèce, qui s'inscrit dans la tradition épicurienne, cette connaissance du monde doit permettre à l'homme de se libérer du fardeau des superstitions, notamment religieuses, constituant autant d'entraves qui empêchent chacun d'atteindre l'ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l'âme.

L'histoire de Rome est marquée à cette époque par une crise des valeurs traditionnelles, telle celle de l'idéal de vertus prônant le courage, la loyauté et la modération, qui se trouve souvent bafoué et désavoué. Pourtant cet idéal, soutenu par les stoïciens, avait jusque-là cimenté la société. Par ailleurs, l'influence de la culture grecque sur la culture romaine est parfois vécue comme une revanche des vaincus (Grecs) sur les vainqueurs (Romains), ce qui explique la résistance rencontrée par ceux qui tentèrent de diffuser la doctrine épicurienne à Rome. 

Mais ces résistances n'ont pas empêché la doctrine épicurienne de se répandre, notamment dans les milieux de la noblesse, et plus particulièrement dans la région de la Campanie. La nouveauté de Lucrèce, comme le met en valeur Cicéron, est de diffuser cette doctrine sous la forme d'une poésie grandiose, et non, selon les termes de Cicéron, "sans aucun art", "sans netteté, sans ordre et sans ornement", comme l'avaient fait jusque-là les prédécesseurs de Lucrèce.

Lucrèce n'a pas la prétention de créer de nouveaux concepts, mais de traduire Epicure, c’est-à-dire, selon l'acception ancienne du mot traducere, de transmettre le système épicurien, alors vieux d'environ deux siècles. Il est notable qu'au moment des troubles politiques, c'est la doctrine de l'épicurisme, prônant un repli sur soi pour échapper aux perturbations de la politique, qui commence à prévaloir sur celle du stoïcisme, laquelle en appelait au contraire à la participation (mesurée et à bon escient) du sage aux affaires de la cité.

L'originalité subversive d’Épicure, à son époque, était de glorifier l'individualisme au moment où les autres doctrines érigeaient la "vertu" qui passait par les affaires publiques, ou du moins les relations avec les autres citoyens, en qualité morale indispensable. Épicure refuse cet idéalisme moral, en affirmant que le bonheur consiste uniquement dans l'absence de douleur et de troubles. "Je crache sur la moralité et sur les creuses admirations qu'on lui décerne, quand elle ne produit aucun plaisir", déclare-t-il.

Le style d'Epicure était d'une technicité qui en rendait la lecture difficile. Dans sa traduction de ce qu'il appelle lui-même un « sujet obscur », Lucrèce restitue sous une forme poétique ce qu'il a pu extraire des textes de son maître: c'est un imitateur original, sans lequel la doctrine épicurienne n'aurait peut-être pas été promise à l'avenir qu'elle a connu. 

Le rôle de Lucrèce dans la diffusion de la doctrine épicurienne est d'autant plus grand que certains points de la doctrine d'Epicure ne figuraient pas dans les textes de ce dernier qui ont pu être conservés: ainsi le concept de clinamen ou « déclinaison », déviation minimale des atomes qui explique la formation du monde et de la matière, ne se trouve que dans le De natura rerum. Or, ce concept est particulièrement important puisque, non content d'expliciter la constitution d'un monde fini dans l'univers infini, il garantit la liberté de l'homme, son élan vital, puisque la déviation minimale et spontanée que subissent les atomes est régie par le hasard, et non par quelque déterminisme. 


Le choix de la forme poétique

Si le thème de la nature des choses est "un sujet obscur", il convient alors de développer des stratégies pour le rendre intelligible. C'est l'une des raisons pour laquelle Lucrèce fait le choix de la forme poétique, afin, comme il le dit, d'imprégner sa doctrine salvatrice "du doux miel de la poésie", comme le ferait un médecin avec un médicament, une distinction d’avec les Épicuriens.

Épicure et ses disciples méprisaient toute élaboration littéraire. Épicure recommande à Pythoclès, son disciple, de "se boucher les oreilles avec de la cire comme l'Ulysse d'Homère", de fuir à pleines voiles, pour ne pas céder aux "incantations des sirènes de la poésie". La poésie doit rester un pur divertissement, faute de quoi elle possède "la séduction pernicieuse des mythes" à laquelle il est indispensable de résister, comme à toute superstition qui trouble l'âme

Les poètes que l'on appelle "matinaux", tels les présocratiques Empédocle et Ennius, prétendent révéler la nature du monde, c’est-à-dire faire apparaître une cosmogonie par le puissant intermédiaire que constitue le verbe. Lucrèce souligne fréquemment le caractère efficace de son verbe, comme le montre le grand nombre d'occurrence des verbes "dire" et "révéler" dans le poème.

La nature, selon Lucrèce, possède une forme éternellement changeante: les spectacles qu'elle offre nous sont livrés sous la forme d'"espèces" toujours renouvelées, que seule l'habitude nous empêche d'appréhender dans leur éternelle nouveauté. La nature se dévoile au poète, qui a pour fonction presque divine de la révéler à son tour aux hommes.

Lucrèce explore une nouvelle dimension du rapport entre la nature et l'homme, celui-ci acquérant face à la nature la qualité d'un sujet moral. La notion de pacte (foedera), élaborée déjà par la religion romaine et reprise par Lucrèce, pour désigner les lois et limites de la nature, signifie  que l'homme doit connaître et accepter ces lois. Mais Lucrèce suggère pour la première fois qu'il est possible à l'homme de rompre ce pacte: une fois le rapport homme/nature libéré de l'idée transcendante de religion, la responsabilité morale de l'homme n'en devient que plus forte. L'homme doit braver "la religion traditionnelle et son regard hideux" afin de se consacrer à l'étude des phénomènes naturels.

Lucrèce expose la vision épicuriste du monde: tout, y compris l'âme humaine et les dieux eux-mêmes, est entièrement constitué d'atomes dans le vide. Ce système équivaut à une critique des superstitions religieuses. Les dieux, habitants des intermondes, vivent une vie bienheureuse et n'interviennent en rien sur les destinées humaines. L'âme, composée d'atomes, se désagrège à la mort. En refusant une vie éternelle, l'épicurisme refuse aussi la peur de la mort.

En attribuant à l'atome lui-même le mouvement de la génération et le changement qui permet le passage d'un étant à un autre, Epicure s'oppose radicalement à la conception finaliste d'Aristote. Pour Epicure, il n'existe pas de finalité, mais deux choses: les "mouvements appropriés" des atomes d'une part, et d'autre part, les "pactes" mystérieux par lesquels la nature se fixe des limites. Cela implique donc la causalité des phénomènes naturels et de la matière, affranchie de toute finalité : la nature n'est qu'une force aveugle.

La conception de la nature comme assemblage d'éléments premiers non caractérisés et immuables entraine une conception du vide propre à Epicure, et par la suite à Lucrèce, qui diffère de celle des présocratiques comme Empédocle et Anaxagore, pour lesquels il existe un principe premier duquel toutes les choses naturelles découlent. Le non-être au sens de Parménide, c’est-à-dire comme principe annihilant, n'est pas repris par Epicure et Lucrèce: selon eux, les corps, les atomes ont le même statut ontologique que le vide. Le réel est composé aussi bien de vide que d'atomes, et le non-être fait partie du réel au même titre que les corps. 

Le clinamen est la déclinaison des atomes, c’est-à-dire un mouvement minimum qu'ils subissent obligatoirement (fautes de quoi les atomes tomberaient verticalement dans le vide et aucun monde ne pourrait naître) mais d'une manière totalement aléatoire. Cette variation minimum dans le mouvement vertical des atomes.

La cohabitation de la déclinaison fortuite des atomes et d'un monde stable trouve un écho dans certaines philosophies modernes. Lucrèce, par ses références aux "tourbillons", privilégie l'aspect mouvementé, le travail de désagrégation de la nature, sur l'immobilité du monde. Il s'oppose quelque peu en cela à Epicure, qui pour sa part donne une grande place à  "l'équilibre stable de la chair."

Selon la doctrine épicurienne, quiconque est en mesure d'échapper aux maux physiques peut atteindre le bonheur. En dehors de la faim, de la soif, de la douleur, les seules entraves au bonheur sont les terreurs imaginaires, dont le fonctionnement de la raison, en s'appliquant à la connaissance de la nature, peut nous aider à nous délivrer. Cet état dont le trouble est absent est appelé "ataraxie".



Lucrèce présente d'emblée la volupté comme associée à la nature. Cela se traduit sur le plan du mode de vie par le concept de locus amoenus, "lieu agréable où l'on se retrouve entre amis, couchés dans l'herbe tendre". Cette idée d'un lieu retiré, hors de portée des turpitudes de la vie politique corrompue, aura une grande fortune par la suite, et le locus amoenus devint rapidement un lieu commun de la littérature latine avant d'inspirer les poètes de la renaissance. Le sage se retrouve "entre soi" avec ses amis, dans le plaisir de l'échange sans identification. Le lieu de prédilection du sage se présente comme une sorte de jardin clos qu'on ne peut quitter sans regret pour retourner dans le monde extérieur et l'univers où règne la violence. 



Structure du poème

De Natura Rerum - Lucrèce
"De rerum natura", composé à partir de l'ouvrage d'Épicure. Le poème s'adresse à Memmius, habituellement identifié à un patricien romain, protecteur des lettres et des poètes préteur en -58, gouverneur de la Bithynie en -57.

La Nature, est rédigé en hexamètres dactyliques. Il comprend 7415 vers et se compose de six livres se regroupant en trois parties successives :
* La première partie porte sur la nature considérée dans ses constituants essentiels, les atomes et le vide:

Elle correspond à peu près à la Lettre à Hérodote d’Epicure : dans le vide tombent éternellement des atomes indivisibles, indestructibles, semences de tous les univers passés, présents ou à venir, car rien ne se crée, rien ne se perd (livre I). La pesanteur et une certaine "déclinaison" (clinamen) de la verticale les amènent à se grouper, à donner naissances aux corps inertes et animés, sans l’intervention des dieux (livre II).

* La deuxième partie est consacrée à l’homme:

Elle recouvre partiellement la Lettre à Ménécée: l’homme est matériel, même son esprit et son âme. Matériel donc mortel, car toute combinaison d’atomes finit par se résoudre en ses éléments. Et, si l’âme est mortelle, une vie future n’est pas à craindre (livre III).

A l’origine de la connaissance sont les sensations qui, matériellement émanées des corps, ne trompent pas si on les interprète sans illusions passionnelles (livre IV).

* La troisième partie porte sur le monde et les choses de la nature:

Elle recouvre en partie la Lettre à Hérodote et la Lettre à Pythoclès: le monde non plus n’est pas l’œuvre des dieux : son évolution et celle de l’humanité peuvent se suivre à partir de combinaisons fortuites par progrès conjoints (livre V). Et les phénomènes les plus étranges qui épouvantent les hommes, même les épidémies, sont dus à des causes naturelles (livre VI).



Biographie de Lucrèce  (-98?/-54?)

Lucrèce , poète latin, Gravure de M. Burghers
Lucrèce (en latin Titus Lucretius Carus) est un poète et un philosophe latin du Ier siècle av. J.-C., (peut-être 98-54), auteur d'un seul livre inachevé, le "De rerum natura", un long poème passionné qui décrit le monde selon les principes d'Épicure.

C’est essentiellement grâce à lui que nous connaissons l'une des plus importantes écoles philosophiques de l'Antiquité, l'épicurisme, car des ouvrages d’Épicure, qui fut beaucoup lu et célébré dans toute l’Antiquité tardive, il ne reste pratiquement rien, sauf trois lettres et quelques sentences.

Si Lucrèce expose fidèlement la doctrine de son Maître, il met à la défendre une âpreté nouvelle, une sombre ardeur. Son tempérament angoissé et passionné est presque à l’opposé de celui du philosophe grec.

Lucrèce a vécu dans une période de troubles politiques, marquée par des massacres (massacres de Marius), des dictatures (Sylla, de -82 à -79), des révoltes d’esclaves durement réprimées (révolte de Spartacus, de -73 à -71), ou encore des guerres nombreuses et violentes.
De là, les pages sombres du De rerum natura sur la mort, le dégoût de la vie, la peste d’Athènes, de là aussi sa passion anti-religieuse qui s’en prend avec acharnement aux dieux, aux cultes et aux prêtres, passion que l’on ne retrouve pas dans les textes conservés d’Épicure, même si celui-ci critique la superstition et même la religion populaire.

La vie de Lucrèce nous est à peu près inconnue. On raconte (mais ce point est loin d'être prouvé) qu'il se serait suicidé après avoir été rendu fou par un philtre d'amour, dans sa quarante-quatrième année. Il fut très proche de Cicéron et nous connaissons le personnage auquel est dédié son livre, Memmius, un ambitieux lettré.

Lucrèce n’innove pratiquement jamais. Sa philosophie est celle d’Épicure.  Il s'oppose à la providence et aux causes finales. Il semble qu'il introduit dans l'épicurisme le concept de clinamen, mouvement spontané par lequel les atomes dévient de la ligne de chute causée par la pesanteur. Cette sorte de liberté mécanique fonde la liberté humaine.
  

lundi 22 mai 2017

Les arts et les sciences

Léonard de Vinci - Croquis pour hélicoptère
"La plus belle expérience que nous puissions faire", disait Einstein, "est celle du mystère, la source de tout vrai art et de toute vraie science".

On considère souvent l’art radicalement différent de la science, comme opposé à la science, comme l’émotion à la raison. On imagine que la froide lucidité, l’aride objectivité de la démarche scientifique, qui révèle la réalité du monde, s’oppose aux tumultes irrationnels, aux sentiments d’étrangeté que produit la démarche artistique, qui révèle la manière dont nous percevons le monde.

Mais c’est une notion récente. L’un des plus grands traités de connaissance scientifique qui nous soit parvenu date d’il y a plus de 2000 ans. Il s'agit d'un poème écrit en vers, "De natura rerum", "de la nature des choses" de Lucrèce, qui mêle l’art et la science.

"Le beau est la splendeur du vrai" disait Platon. "Rien n’est beau que le vrai" disait Boileau, "Rien n’est vrai que le beau" répondait Musset. Et le poète Keats refusant toute relation de hiérarchie les faisait rentrer en résonance, "La beauté est vérité", disait-il, "la vérité est beauté".

Durant l’Antiquité, durant la Renaissance, durant les Lumières, art sciences et philosophies étaient souvent associés et mêlés. Léonard de Vinci était peintre et ingénieur. Goethe faisait des travaux scientifiques sur la lumière et le développement des plantes. Il y a à la source de la création scientifique et à la source de la création artistique ce mystère, cette étrangeté, cette incertitude, ce vacillement dont parle Einstein.

Comprendre et ressentir, imaginer, rêver... Ressentir permet de mieux comprendre et comprendre permet de mieux ressentir. Le contact avec une œuvre d’art nous permet d’accéder à un monde intérieur, le monde intérieur de l’artiste. Combien de façons différentes, inconnues, toujours nouvelles de vivre et de ressentir. S’émerveiller de ce qu’une autre personne qui peut avoir disparu depuis longtemps nous donne à voir, à entendre, à ressentir, à comprendre, à partager.

De "je" à "tu", de "je" à "nous". Là où la science décrit de l’extérieur, parle de nous et du monde à la troisième personne du singulier, parle de nous en disant "il" ou "elle" ou "eux", le contact avec une œuvre d’art nous permet de ressentir qu'il y a une parole de "je" à "tu", de "je" à "nous" par delà l’espace et le temps, par delà la mort. Un dialogue au-delà du langage, en deçà du langage, dans le langage des sons, des formes, des images, des couleurs, des mouvements.

L’émotion artistique fait appel en nous à quelque chose de plus ancestral, de plus précoce dans notre vie que l’abstraction. Darwin disait que "l’émotion, la sensation de beauté est à l’origine et au cœur de ce qui nous faisait humain".

"Les plaintes de la souffrance sont à l’origine du langage" disait Raymond Queneau mais probablement aussi la joie, l’affection, l’attachement, l’amour, la découverte éblouie du monde et des autres, le sourire et le regard d’une mère avant même la compréhension du sens des mots qu’elle prononce.

"Nous sommes de cette étoffe sur laquelle naissent les rêves", disait Shakespeare "et nos rêves naissent longtemps avant que nous ne sachions de quoi cette étoffe est faite".

Extrait de l'émission de radio "Sur les épaules de Darwin" 
Concue et présentée par Jean-Claude Ameisen
Episode "Pierres de rêves" diffusée sur France Inter le 27.11.2010

lundi 15 mai 2017

L’Origine du monde - Gustave Courbet (1819-1877)

L’Origine du monde est un tableau réalisé par Gustave Courbet en 1866. Ce tableau représente le sexe et le ventre d’une femme allongée nue sur un lit, les cuisses écartées, et cadrée de sorte qu'on n'en voit rien au-dessus des seins ni en dessous des cuisses. Le modèle supposé du tableau serait la belle Irlandaise Joanna Hiffernan, sans certitude.


L'Origine du monde, Huile sur toile, 46cm×55cm, (1866) - Musée d'Orsay, Paris


Dans "J’étais l’origine du monde", publié en 2000, la romancière Christine Orban prend parti en imaginant comment la narratrice, Joanna Hiffernan, fut l’amante de Courbet et le modèle du fameux tableau. Déjà Bernard Teyssèdre, dans Le Roman de l’origine 1996 dont le personnage central est le tableau lui-même ("il lui en arrive, des aventures !") avait proposé de voir en Joanna Hiffernan le modèle. En revanche, dans son essai historique "L’Origine du monde", histoire d’un tableau de Gustave Courbet (2006), Thierry Savatier met en doute cette hypothèse et avance une possible source photographique. Dans la quatrième édition de cet essai, en 2009, il ajoute une postface exposant l'hypothèse selon laquelle la femme posant pour le tableau était enceinte au moment où elle a été représentée, à en juger par la forme de son abdomen.

La commande de L’Origine du monde est attribuée à Khalil-Bey, un diplomate turc, ancien ambassadeur de l’Empire ottoman à Athènes et Saint-Pétersbourg fraîchement installé à Paris. Khalil-Bey fut ruiné par ses dettes de jeu et l’on connaît peu les propriétaires suivants du tableau. En 1868, lors de la vente de la collection Khalil-Bey, l’antiquaire Antoine de la Narde en fit l’acquisition. Edmond de Goncourt le vit ensuite chez un antiquaire en 1889, caché par un panneau peint Le Château de Blonay qui appartiendra plus tard au musée des Beaux-Arts de Budapest. Selon Robert Fernier, le baron François de Hatvany l’acheta à la Galerie Bernheim-Jeune en 1910 pour l’emporter à Budapest où ce collectionneur hongrois le conserva jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Le dernier propriétaire du tableau fut Jacques Lacan. Avec l’actrice Sylvia Bataille, il en fit l’acquisition en 1955 pour l’installer dans sa maison de campagne de Guitrancourt. Le psychanalyste demanda à André Masson, son beau-frère, de construire un cadre à double fond et de peindre une autre œuvre par-dessus. Celui-ci réalisa une version surréaliste de L’Origine du monde, intitulée Terre érotique, et beaucoup plus suggérée. Le public new-yorkais eut toutefois l’occasion unique d’admirer L’Origine du monde en 1988 lors de l’exposition Courbet Reconsidered au Brooklyn Museum. Après la mort de Lacan en 1981, puis de Sylvia Bataille-Lacan en 1994, le ministère de l’Économie et des Finances accepta que les droits de succession de la famille fussent réglés par donnation de l’œuvre au musée d’Orsay en 1995. Avant son entrée au Musée d'Orsay le tableau fut très peu montré au grand public.

lundi 8 mai 2017

La nature est devenue abstraite pour l'homme

"Si l'on vous dit que vous faites partie intégrante de la biodiversité au même titre que l'oursin, le pivert, le poisson-lune, la hyène, le géranium ou l'ortie", ça vous chiffonne, n'est-ce pas? 

Ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas le (la) seul(e). Cela fait plus de 2 000 ans que ça dure. La faute à l'Homo sapiens qui a toujours cherché à s'émanciper de la tutelle de la nature, en la dominant, en la domestiquant et en l'exploitant. L'homme a si bien réussi qu'il est aujourd'hui contraint de prendre en charge des régulations autrefois naturelles: tenir la comptabilité des gaz rejetés dans l'atmosphère, protéger la pureté des nappes phréatiques, sauvegarder des espèces animales et végétales... Il est devenu "comptable de ses propres conditions naturelles d'existence et du sort des générations futures", comme le souligne le philosophe Dominique Bourg. Comment en est-on arrivé là ? 

Réponses avec ce spécialiste des questions de philosophie politique et de durabilité, membre actif du comité de veille écologique de la Fondation Nicolas Hulot et ancien vice-président d'une commission du Grenelle de l'environnement.

Coeur de Voh, Nouvelle calédonie, Photographie aérienne Yann Arthus Bertrand

Depuis janvier 2010, la biodiversité agite colloques et sommets internationaux, s'invite à la une des journaux. Pourquoi faut-il décréter une année internationale pour s'intéresser à la nature ?

Car nous entretenons depuis longtemps une relation distanciée avec elle. Nous n'avons pas l'impression d'en dépendre, nous continuons à supporter l'image d'une nature décor. Ce n'est que lorsque le baril de pétrole atteindra des sommets ou que nous manquerons d'eau que nous réaliserons ce que signifie de piller les ressources naturelles. Les services écologiques que nous rendent les écosystèmes sont aujourd'hui dégradés pour 60 % d'entre eux. Et à consommation constante, les réserves connues d'or, d'argent et de palladium s'élèvent à une quinzaine d'années. Le mot "nature" est lui-même en crise. Que recouvre-t-il ? Le pétrole, l'eau, le renard, le changement climatique, la plage ? Dans nos têtes, c'est un kaléidoscope de tout cela. Des années de célébration comme 2010 ont le mérite de remettre cette nature au centre de nos préoccupations. C'est sûrement nécessaire car nous ne prenons jamais conscience des choses de façon progressive. Il faut choquer, bousculer.

Selon les spécialistes, nous serions au tout début d'une extinction de masse provoquée par l'homme. Le taux d'extinction actuel est 10000 fois supérieur au taux naturel. Mesurons-nous ce qui est en train de se dérouler ?

Difficile à dire car la nature est en partie devenue abstraite à nos yeux. Elle n'est plus de l'ordre du sensible. Nous sommes en effet incapables de percevoir par nos sens les grandes dégradations que nous lui infligeons, par exemple le changement de la composition chimique de l'atmosphère ou la température moyenne, la razzia sur les ressources fossiles, minérales et biotiques (relatives au monde vivant). Nous n'y accédons qu'à travers la médiation scientifique, des équations ou des rapports d'experts. En outre, la prise de conscience de la fragilité de la nature est récente, même si les sociétés historiques ont suscité des dégradations du milieu puis tenté d'y réagir avec plus ou moins de bonheur.

A la fin du XIXème siècle, les États-Unis avaient quasiment fait disparaître les forêts qui couvraient auparavant plus de la moitié du territoire. Dans les années 1930, la région des grandes plaines américaines subissait le Dust Bowl et ses tempêtes de poussière. Mais un événement a tout changé à la fin des années 1950. Il s'agit du premier cliché de la planète bleue vue depuis l'espace: pour la première fois, le monde nous est apparu à la fois fragile et petit. D'autant plus fragile que nous venions juste d'expérimenter la puissance d'Hiroshima. Ces toutes dernières années, nous commençons à prendre conscience de la finitude des ressources planétaires et des capacités de régulation de la biosphère. 

La planète Terre vue de la lune
La finitude de la nature nous révèle notre propre finitude. Nous commençons à comprendre que nos techniques ne sont que les médiations incontournables entre les ressources naturelles et nos usages. Sans ressources... C'est un choc culturel, car nos sociétés se sont construites sur l'idée de l'infini. La rage des climato-sceptiques en est le symptôme le plus contemporain: ils refusent notre finitude. Il n'y a pour eux aucune limite à la puissance de nos techniques et de nos désirs, les cycles de la nature s'y plieront. Or, contrairement à ce que nous pouvions croire jusqu'à il y a peu, l'espace disponible pour nos activités et notre puissance n'est pas infini. Soit nous parvenons à auto-limiter nos besoins relatifs, en matière de consommations matérielles, soit nous courons vers un risque de conflits violents.

La relation de l'homme à la nature que vous décrivez semble déséquilibrée depuis les origines.


C'est une saga qui commence avec la Bible. Si l'on s'arrête un instant sur l'interprétation chrétienne de ce texte, on y discerne un Dieu à la fois antérieur et extérieur à la nature. Transcendant, il la précède et lui survivra. Et l'homme, créé à l'image de Dieu, jouit d'une position originale, il échappe à la loi commune. A cela va s'ajouter une strate grecque. Platon, notamment, va réduire la nature à son essence mathématique. C'est sur cette affirmation que prendra appui le projet moderne de maîtrise technique du monde. A ces deux grands piliers, vous ajoutez une touche d'Occident médiéval latin qui va transformer la nature en un stock de ressources au service de la productivité et de la technique. Puis, le "naturalisme", pour reprendre l'appellation de Philippe Descola, à la fin du XVIe-début XVIIe siècle, clôturera cette conception d'un homme exceptionnel puisqu'étant le seul à posséder pensée et sentiments.

Toutes les religions ne mettent pas en place ce rapport "hiérarchique" entre l'homme et la nature. Pensez-vous que le rapprochement avec d'autres croyances pourrait influer sur notre vision générale ?

Se rapprocher d'autres religions ? C'est compliqué, car notre approche occidentale des religions reste d'abord celle d'un supermarché. On fait son marché, et au final ces religions disparaissent en tant que religions. Le constat est clair: nous sommes en train de changer d'époque, de civilisation. Notre monde va s'effondrer. La question qui reste en suspens est celle de la vitesse de cette transition: franchirons-nous des seuils ? Subirons-nous des passages à tabac naturels ? Je serais en tout cas étonné que ce soit un changement en douceur. Les fondamentaux qui régissent nos relations à la nature ne devraient pas sortir indemnes de l'orage qui s'annonce.

Des solutions techniques émergent pour améliorer la consommation d'énergie, diminuer les pollutions. Une mutation semble tout de même en cours ?

Si les pollutions sont susceptibles d'être limitées par des solutions techniques, tel n'est pas le cas, en revanche, de l'augmentation des flux. C'est ce que montre "l'effet rebond": un ordinateur consomme aujourd'hui moins d'énergie qu'il y a dix ou quinze ans, mais la puissance requise, les usages et le nombre d'utilisateurs n'ont cessé d'augmenter, si bien que la consommation globale d'énergie due à l'informatique s'accroît: elle triplera d'ici 2030, selon l'Agence internationale de l'énergie. 

L'idée d'un surcroît de technologies pour sauver le monde est un credo propre à l'économie néoclassique. Il n'existe pas en effet de produits de substitution à toutes les ressources naturelles ni à tous les services écosystémiques que nous détruisons.

En Chine et en Inde, le rapport à la nature est très différent du nôtre. La montée en puissance de ces pays pourrait-elle jouer un rôle à l'avenir?

La Chine et l'Inde ont des positions très ambigués vis-à-vis de la nature elles sont à la fois marquées par leur socle de croyances et de culture, mais aussi totalement embarquées dans ce consumérisme mondial. Les élites chinoises ont aujourd'hui des empreintes écologiques aussi importantes que celles des Occidentaux. Ces societés sont en proie à de très fortes tensions. Finalement, quelles que soient les traditions concernées, les sociétés ont déréglé leurs rapports à la nature.

Mais alors, faut-il passer par le droit pour rétablir une relation équilibrée à la nature ?


Le droit a puissamment façonné les sociétés occidentales par ses fictions. Dans le même temps, il reste tributaire des moeurs d'une époque et n'est pas apte à changer à lui seul le monde. Il peut être un outil pour une meilleure prise en compte de la biodiversité mondiale, mais va devoir s'inscrire dans un mouvement plus général. Cela passera peut-être par un Giec de la biodiversité, on en parle beaucoup en ce moment. Reste que l'interaction entre politiques et scientifiques qui est au cœur de l'organisation du Giec n'est pas optimale, car les premiers imposent aux seconds un amollissement des connaissances.

Alors que penser de ceux qui prônent un retour radical à la nature ?

Un retour à la nature, c'est un retour à quoi ? L'homme est intrinsèquement technique. Nous connaissons un déséquilibre structurel qui est probablement dû à une compréhension absurde des techniques, qui pourrait d'ailleurs nous faire disparaître. Il faut réinventer quelque chose de nouveau. Cela ne veut pas dire revenir en arrière. Il s'agit de réduire nos impacts, les flux de matières et d'énergie, de nous interroger a priori sur la finalité des actions et de nos techniques, de mettre en place de nouveaux modes de régulation de nos comportements, etc.

Nous ne retrouverons pas la nature perdue. L'enjeu est de préserver l'humanité, tant en ce qui concerne ses conditions physiques d'existence, qu'en ce qui concerne l'idée d'humanité et les idéaux moraux qui lui sont attachés. Je suis un défenseur d'un "anthropocentrisme affaibli": en clair, je suis pour la reconnaissance d'une valeur intrinsèque de la nature, en dehors de l'usage qu'on peut en faire, mais au sein d'une hiérarchie qui place l'humanité au sommet; une humanité généreuse et solidaire du vivant.


Source: Le philosophe Dominique Bourg explique les origines religieuses et culturelles de cette relation distanciée entre l'homme et la nature. Propos recueillis par Karen Bastien pour "Terra Eco" Mai 2010.