dimanche 28 juillet 2013

La belle verte (film) - Coline Serreau (1947-)

La belle verte (1996) - Coline Serreau
Quelque part dans l'univers existe une planète dont les habitants évolués et heureux vivent en parfaite harmonie. De temps en temps quelques-uns d'entre eux partent en excursion sur d'autres planètes. Curieusement, depuis deux cents ans plus personne ne veut aller sur la planète Terre. Or un jour, pour des raisons personnelles, une jeune femme décide de se porter volontaire. Et c'est ainsi que les Terriens la voient atterrir en plein Paris.

Sous la forme d'un conte philosophique, le film aborde des thèmes aussi divers que l'anti-conformisme, l'écologisme, la décroissance, le féminisme, l'humanisme, le pacifisme, les valeurs sociales ou encore le rejet des technologies nuisibles par le biais de dialogues ou de situations humoristiques. Les références à la spiritualité New Age sont très appuyées (télépathie, magnétisme, venues sur terre pour aider les humains à s'élever et parler vrai se révéler, philosophie de la nature, etc).

Sorti en 1996, et plutôt mal accueilli à une époque où tout allait bien, du moins en surface, ce film est plus pertinent qu'il ne l'était 16 ans auparavant.

Alors que nous sommes en mal de repères porteurs, que le constat d'un monde qui "part en sucette" est quasi général, "La Belle Verte" aide paradoxalement à prendre du recul. Non content de critiquer avec pertinence notre société, le film va plus loin en indiquant une piste de réflexion pré-révolution : la déconnexion. Grâce à l'exemple d'une planète au premier abord loufoque, c'est tout un modèle de société qui est proposé.


Bande annonce du film "La belle verte" 1996 


Remise en cause d'une société post-moderne, la nôtre

A travers le regard d'un visiteur venu d'ailleurs, nos postulats sont allègrement torpillés par l'exposition des non sens de notre quotidien. L’habileté de la critique est d'user d’innocence et d'incompréhension plutôt que de jugements et de condamnations. Cela confère au film un comique de situation aussi drôle qu'intrigant, d'abord on rit, ensuite on réfléchit.

Par exemple, au début du film, un habitant de la Belle Verte tente d'expliquer le cas singulier de la planète Terre : "Comme c'est une grosse planète, il y a eu la dérive des continents ; ça fait que des sortes d'humains très différents sont apparus très loin les uns des autres. Alors le jour où ils se sont rencontrés, les plus dégénérés se sont crus supérieurs à tout le monde, ça a été le massacre, et maintenant, c'est les plus dégénérés qui dominent tout !"

Tout au long du film, les personnages réalisent comment la technologie, les artifices et le matérialisme restreignent une prise en considération plus globale, responsable et durable de notre condition d'Homme. Le spectateur, en suivant l'évolution de leurs prises de conscience, est incité à faire de même.


Extrait "Le rétroviseur" film "La belle verte" 1996 

samedi 20 juillet 2013

Edgar Morin (1921-)

Edgar Morin (1921-)
Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né à Paris le 8 juillet 1921, est un sociologue et philosophe français. Il définit sa façon de penser comme «co-constructiviste» en précisant : «c’est-à-dire que je parle de la collaboration du monde extérieur et de notre esprit pour construire la réalité».

Edgar Morin grandit auprès de ses parents, israélites immigrés qui détiennent un magasin de textile. En juin 1931, il subit un traumatisme sans précédent. Sa mère adorée meurt d'une crise cardiaque. Désarçonné, le petit garçon s'enferme dans son univers : les livres. Sous le choc, l'enfant se rebelle et hait en secret son père. Ce dernier, malgré les sentiments de son fils, le protège et le chérit autant qu'il le peut. 

En 1938, il rejoint le mouvement des Etudiants frontistes, socialiste, qui s'oppose aux Nazis, et l'année suivante entre dans la Résistance. Il prend le patronyme "Morin", ses amis le surnomment ainsi.

Membre du Parti communiste français depuis 1941, il s'en éloigne à partir de 1949 : il en est exclu peu après en tant que résistant antistalinien.

Entre 1977 et 1991, il élabore une "méthode". Chercheur émérite au sein du Centre National de la Recherche Scientifique, Edgar Morin cultive la pluridisciplinarité et s'applique à analyser la société d'un oeil malicieux. L’unité de la recherche d’Edgar Morin est dans le souci d’une connaissance ni mutilée ni cloisonnée, qui puisse respecter l’individuel et le singulier tout en l’insérant dans son contexte et son ensemble. Enfin il s’est consacré pendant vingt ans à la recherche d’une Méthode apte à relever le défi de la complexité ce qui s’impose désormais, non seulement à la connaissance scientifique, mais aussi à nos problèmes humains, sociaux, politiques.

Les ouvrages d'Edgar Morin ont été traduits en 28 langues et dans 42 pays.


Edgar Morin (1921-)
Bibliographie (principaux ouvrages)


1946, L'An zéro de l'Allemagne, Paris, éditions de la Cité Universelle
1948, Une cornerie, Édition Nagel, Paris

1951, L’Homme et la mort, Le Seuil
1956, Le Cinéma ou l'homme imaginaire, Éditions de minuit
1957, Les Stars, Collections Microcosme « Le Temps qui court », Le Seuil
1959, Autocritique, Le Seuil

1962, L'Esprit du temps, Éditions Grasset Fasquelle
1967, Commune en France. La métamorphose de Plodémet, Fayard
1969, La Rumeur d'Orléans
1969, Introduction à une politique de l'homme, Le Seuil

1970, Journal de Californie
1973, Le Paradigme perdu : la nature humaine
1977, La Nature de la nature (t. 1), Le Seuil

1980, La Vie de la vie (t. 2), Le Seuil, Nouvelle édition
1981, Pour sortir du XXe siècle, Nathan
1982, Science avec conscience, Fayard
1983, De la nature de l’URSS, Fayard
1984, Le Rose et le noir, Galilée
1986, La Connaissance de la connaissance (t. 3), Le Seuil
1987, Penser l'Europe, Gallimard, Folio Actuel

1988, Mais, Édition Neo/Soco Invest
1989, Vidal et les siens

1990, Introduction à la pensée complexe, Le Seuil
1991, Les Idées (t. 4), Le Seuil, Nouvelle édition
1993, Terre-patrie (avec la collaboration d’A.B. Kern), Le Seuil

1994, Mes démons, Stock, coll. Au vif
1994, La Complexité humaine, Textes choisis, Champs Flammarion, coll. l’Essentiel
1995, Les Fratricides - Yougoslavie-Bosnie 1991-1995, Édition Arlé
1995, Une année sisyphe Seuil
1997, Comprendre la complexité dans les organisations de soins, ASPEPS Éd.
1997, Une Politique de civilisation (en collaboration avec Sami Naïr), éd. Arléa, Paris
1997, Amour Poésie Sagesse Seuil
1999, L’Intelligence de la complexité, (avec Jean-Louis Le Moigne), Éd. l’Harmattan
1999, Relier les connaissances, Le Seuil
1999, La Tête bien faite, Le Seuil

2000, Les Sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Le Seuil
2000, Dialogue sur la nature humaine, Édition France Culture/l'Aube intervention
2001, L’Humanité de l’humanité - L’identité humaine (t. 5), Le Seuil
2001, Journal de Plozévet, Bretagne, 1965, La Tour d’Aigues, L’Aube

2002, Dialogue sur la connaissance. Entretiens avec des lycéens , La Tour d’Aigues, L’Aube
2002, Pour une politique de civilisation, Paris, Arléa
2003, La Violence du monde (avec Jean Baudrillard), Édition du Félin
2003, La pensée complexe comme méthode d’apprentissage dans l’erreur et l’incertitude humaine, Balland
2003, Université, quel avenir ?, Éditions Charles Léopold Mayer
2003, Les Enfants du ciel : entre vide, lumière, matière (avec Michel Cassé), Odile Jacob.
2004, Pour Entrer dans le XXIe siècle, réédition de Pour sortir du XXe siècle publié en 1981, Le Seuil
2004, Éthique (t. 6), Le Seuil, Nouvelle édition, coll. Points, 2006
2006, Itinérance, Arléa, transcription d'un entretien avec Marie-Chritine Navarro sur France-Culture

2006, Le Monde moderne et la question juive, Le Seuil
2007, L'an I de l'ère écologique, Tallandier
2007, Vers l'abîme, L'Herne 
2007, Où va le monde?, L'Herne
2008, La Méthode (6 volumes), coffret des 6 volumes en 2 tomes, collection Seuil Opus
2008, Mon chemin. Entretiens avec Djénane Kareh Tager, Fayard

2008, Mai 68, La Brèche, avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, Fayard
2008, Vive la politique ?, Frémeaux & Associés
2009, Crises, CNRS, Débats (5 novembre 2009)
2009, La Pensée tourbillonnaire - Introduction à la pensée d'Edgar Morin, Éditions Germina, Entretiens
2009, Edwige, l'inséparable, Fayard

2010, Pour et contre Marx, Temps Présent
2010, Ma gauche, Bourin Éditeur
2010, Comment vivre en temps de crise?, Bayard Centurion, coll. « Le temps d'une question ».
2010, Regards sur le sport, Le Pommier/INSEP
2011, La Voie : Pour l'avenir de l'humanité, Paris, Éditions Fayard
2011, Conversation pour l'avenir, La Tour d'Aigues, L'Aube, coll. « Monde en Cours ».
2011, Dialogue sur la connaissance : Entretiens avec des lycéens, Editions de l'Aube
2011, Mes philosophes, Meaux, Germina
2011, Le chemin de l'espérance, en collaboration avec Stephane Hessel, Fayard
2012, La France est une et multiculturelle. Lettre aux citoyens de France, Fayard.
2013, Mon Paris, ma mémoire, Fayard,


Edgar Morin (1921-) à 90 ans
Citations

"La force du mythe, c'est donc qu'il s'appuie apparemment sur la vérification la plus rigoureuse que l'on peut exiger, celle du témoignage direct qu'apporte et confirme une personne de confiance."
La rumeur d'Orléans de Edgar Morin)

"Les sociétés humaines, et singulièrement nos sociétés historiques, ont introduit au coeur de la relation entre humains l'opposition dramatique du "maître et de l'esclave", c'est-à-dire l'asservissement, l'exploitation, l'assujettissement de l'homme par l'homme, et elles nous posent un problème inconnu en ces termes dans le règne vivant et dans toute autre société : celui de l'émancipation au sein et à l'égard de sa propre société, y compris par et dans la transformation de cette société.
La méthode, tome 2 : La Vie de la vie de Edgar Morin

"Une prévision statistique avant la naissance de l'univers aurait considéré celui-ci comme quasi impossible". 
La méthode, tome 1 : La Nature de la nature de Edgar Morin

"La conscience n'est pas la lumière qui éclaire l'esprit et le monde, mais c'est la lueur ou le flash qui éclaire la brèche, l'incertitude, l'horizon". 
Le paradigme perdu de Edgar Morin

"La réforme de pensée dépend de la réforme de l'éducation, mais celle ci dépend aussi d'une réforme de pensée préliminaire, ce sont deux réformes maîtresses en boucle récursive l'une productrice/produit de la réforme de l'autre, et indispensable pour la réforme de la pensée politique laquelle commandera les réformes sociales, économiques, etc. En même temps la réforme de vie est cruciale, en relation de boucle avec réforme de l'alimentation, de la consommation, de l'habitat, des loisirs/vacances. Ces trois méta-réformes permettent de concevoir la solidarité de toutes les réformes, lesquelles les nourriront..."
La Voie de Edgar Morin

"… la crise d'une pensée politique aveugle qui, soumise à un crétinisme économiste qui dégrade tous les problèmes politiques en questions de marchés, est incapable de formuler aucun grand dessein."
Le chemin de l'espérance de Edgar Morin

"Il y a dans notre société carence d'empathie, de sympathie et de compassion, laquelle se traduit par l'indifférence, l'absence de courtoisie entre personnes habitant souvent un même quartier, un même immeuble, alors que dire bonjour à l'inconnu de rencontre signifie qu'on le reconnaît en tant qu'humain digne de sympathie..."
Le chemin de l'espérance de Edgar Morin

"Le développement capitaliste a entraîné le développement des productions, des échanges, des communications, mais il a entraîné la marchandisation généralisée, y compris là où régnaient les entraides, les solidarités, y compris là où régnaient les entraides, les solidarités, les biens communs non monétaires, détruisant ainsi de nombreux tissus de convivialité. Le marché privilégie en toutes occasions le calcul d'intérêt. L'envers de la monétarisation, c'est la nécessité de sommes croissantes d'argent pour seulement survivre, et le rétrécissement de la part du service gratuit, du don, c'est-à-dire de l'amitié et de la fraternité."
Pour une politique de civilisation de Edgar Morin

"... il n'y a pas une finalité de la vie, il y a un complexe de finalités dans le simple terme vivre... la finalité de la vie ne peut s'exprimer que dans l'apparente tautologie vivre pour vivre... ce qui signifie que la finalité de la vie est immanente à elle-même, sans pouvoir se définir hors de la sphère de la vie. Elle signifie que vouloir-vivre et devoir-vivre comportent une finalité formidable, têtue, frénétique, mais sans fondement rationalisable; elle signifie en même temps que la finalité est insuffisante pour définir la vie. Accepter que la vie ne soit pas justifiée, c'est accepter vraiment la vie."
Le paradigme perdu de Edgar Morin

"Le développement qui se voudrait solution ignore que les sociétés occidentales sont en crise du fait même de leur développement. Celui-ci a en effet secrété un sous-développement intellectuel, physique et moral. Intellectuel, parce que la formation disciplinaire que nous, Occidentaux, recevons, en nous apprenant à dissocier toute chose nous a fait perdre l'aptitude à relier et, du coup, celle à penser les problèmes fondamentaux et globaux. Psychique, parce que nous sommes dominés par une logique purement économique qui ne voit comme perspective politique que la croissance et le développement, et que nous sommes poussés à tout considérer en termes quantitatifs et matériels."
La Voie de Edgar Morin

"Le pire est à venir de la conjonction de cinq caractéristiques majeures de la globalisation: une machine inégalitaire qui mine les tissus sociaux et attise les tensions protectrices; un chaudron qui brûle les ressources rares, encourage les politiques d'accaparement et accélère le réchauffement de la planète; une machine à inonder le monde de liquidités et à encourager l'irresponsabilité bancaire; un casino où s'expriment tous les excès du capitalisme financier; une centrifugeuse qui peut faire exploser l'Europe".
La Voie de Edgar Morin

"... la riposte à l'angoisse est la communion, la communauté, l'amour, la participation, la poésie, le jeu... "
Ethique : La méthode 6 de Edgar Morin

"Il faut de la joie et de l’amour dans le présent pour bien investir dans l’avenir. Il faut savoir jouir du présent pour aimer l’avenir. Il faut savoir que l’avenir lui-même fait partie du devenir, et passera, lui aussi..."
Où va le monde ? de Edgar Morin

"Le sursaut d’humanité, s’il advient, passe nécessairement par la conscience individuelle tout en se propageant en onde de choc collective."
Où va le monde ? de Edgar Morin

"La civilisation, de toute façon, n’est qu’une mince pellicule non seulement à la surface sociale, mais à notre propre surface mentale."
Où va le monde ? de Edgar Morin

"En fait, il y a toujours un jeu rétroactif entre présent et passé, où non seulement le passé contribue à la connaissance du présent, ce qui est évident, mais aussi où les expériences du présent contribuent à la connaissance du passé, et par là le transforment."
Où va le monde ? de Edgar Morin

"... l'unité humaine engendre la diversité humaine et la diversité humaine entretient l'unité humaine."
La Voie de Edgar Morin

"… cependant qu'aux totalitarismes de XXe siècle ont succédé la tyrannie d'un capitalisme financier qui ne connait plus de bornes, soumet États et peuples à ses spéculations, et le retour de phénomènes de fermeture xénophobe, raciale, ethnique et territoriale."
Le chemin de l'espérance de Edgar Morin

"Il faut être capable d'accepter l'altérité, de travailler avec elle, c'est cela dialoguer, et le dialogue commence par soi-même."
Pour entrer dans le XXIe siècle de Edgar Morin


Edgar Morin parle de son livre, La Voie

mardi 9 juillet 2013

L'arbre de l'humanité

L'arbre trônait dans la plaine aride, non loin du village, depuis des temps immémoriaux. Les grands-pères et les grands-pères des grands-pères l'avaient toujours vu. On disait qu'il était aussi vieux que la Terre. On le savait magique. Des femmes trompées venaient le supplier de les venger, des hommes jaloux, en secret, cherchaient auprès de lui un remède à leur mal. Mais personne ne goûtait jamais à ses fruits magnifiques.

Pourquoi ? Parce que la moitié d'entre eux était empoisonnée. Mais on ne savait laquelle : le tronc massif se séparait en deux grosses branches dont l'une portait la vie, l'autre la mort. On regardait mais on ne touchait pas.

Une année, un été chaud assécha la terre, un automne sec la craquela, un hiver glacial gela les graines déjà rabougries. La famine envahit bientôt le village. Miracle : seul sur la plaine, l'arbre demeura imperturbable. Aucun de ses fruits n'avait péri. Les villageois affamés se dirent qu'il leur fallait choisir entre le risque de tomber foudroyés, s'ils goûtaient aux merveilles dorées, et la certitude de mourir de faim s'ils n'y goûtaient pas.

Un homme dont le fils ne vivait plus qu'à peine osa soudain s'avancer. Sous la branche de droite il fit halte, cueillit un fruit, ferma les yeux, le croqua et... survécut. Alors tous les villageois l'imitèrent et se ruèrent sur les fruits sains de la branche droite. Repus, ils considérèrent la branche gauche. Avec dégoût d'abord, puis haine. Ils regrettèrent la peur qu'ils avaient eue et décidèrent de se venger en la coupant au ras du tronc.

En 2 jours, l'arbre amputé de sa moitié empoisonnée noircit, se racornit et mourut sur pied, ainsi que ses fruits.

Conte malgache

    

lundi 1 juillet 2013

Le théâtre rêvé - Anne Bachelier (1949-)

Anne Bachelier - Théâtre rêvé, format « Paysage » (162 x 114)

Théâtre rêvé, représente une scène de théâtre imaginaire, fermée par une rangée de cinq troncs d’arbres formant comme une arcature. En premier plan se déploie une procession comprenant quatre personnages. Le personnage féminin central est vu de profil, et arbore une ample robe vaporeuse d’une blancheur éclatante. Sa longue chevelure rousse, retenue par une coiffe orange, ondule dans son dos, comme portée par le vent. 

Les trois personnages masculins portent des vêtements sombres dont la coupe et la magnificence évoquent les costumes de la Commedia dell’Arte. Deux de ces êtres suivent le personnage central, à droite du tableau. Le plus à droite est vu de trois-quarts, l’autre de profil. Le troisième, à la chevelure rousse retenue en catogan, se tient debout, tournant le dos au spectateur, en bas et à gauche de la toile. Seul le personnage central évolue sur l’estrade. La procession se déplace de droite à gauche.

Le personnage central tient devant son pâle visage un masque en forme de tête d’oiseau au plumage noir et au bec orange. Les deux êtres situés à droite portent chacun un oiseau dans leurs bras. Le troisième tient un éventail ouvert. Son oiseau est debout devant lui sur la scène.

En second plan, les trois espaces ménagés entre les troncs de droite sont obstrués par une brume rouille et bleutée. Au-dessus de la scène volent de grands oiseaux noirs. Ils se dirigent vers l’avant du tableau. 

 Au-delà des deux « arches » de gauche, en échappée au troisième plan, apparaît un paysage baigné dans une brume pâle et légère. S’y dresse une cité hérissée de tourelles et de bulbes dorés. Construite sur une hauteur, ses contours sont ceux d’un mont ou d’une pyramide. Un chemin relie le mont au fond de la scène. Deux personnages vêtus de blanc le gravissent. L’impression générale est dominée par un raffinement subtil et solennel. Les personnages semblent glisser comme en apesanteur. Irrésistiblement, on pense au mouvement processionnaire doux et étrange du premier des « Rêves » du grand réalisateur japonais Akira Kurozawa. 

Dans Théâtre rêvé comme dans toute son œuvre, Anne Bachelier nous offre une composition rigoureuse, où les principes fondamentaux de la Règle d’or de Vitruve ne sont pas négligés. Le personnage central est mis en valeur par sa taille et par sa disposition dans la bande verticale prolongeant la « section d’or ».

La bande horizontale souligne les bustes des deux personnages de l’arrière, insistant ainsi sur le mouvement. Ne se trouve à l’intérieur de celle-ci que la tête du personnage statique, tournée vers la mystérieuse cité. Ainsi, c’est bien vers celle-ci que tout converge, d’autant plus qu’elle se trouve sur l’une des lignes de fuite. Cette dernière est d’ailleurs fortement marquée à son autre extrémité par la courbure imprimée des costumes, notamment la traîne blanche de la chimère centrale. 

L’harmonie du tableau, reposant sur cette minutieuse mise en scène, n’est nullement rompue par sa composition asymétrique. En effet, considérées dans leur ensemble, les parties s’équilibrent. Au surbaissement des trois personnages masculins répondent les arbres et les oiseaux ; à leur décalage vers la droite s’oppose la cité imaginaire, sur la partie supérieure gauche du tableau. De plus, l’univers s’allège au fil de l’approche vers cet autre monde. La composition asymétrique convient particulièrement aux sujets dynamiques et imaginatifs. Il s’agit donc bien de souligner un mouvement, ancré dans l’imaginaire. Les pas des êtres sont scandés par les troncs et les lignes entre les personnages, imprimant un rythme régulier et lent. Le jeu de courbes et de contre courbes des personnages et des troncs dirige le regard vers la cité onirique.

C’est de cette cité qu’émane la lumière, portée par la brume. Plus on s’en éloigne, vers l’avant du tableau ou vers sa droite, plus l’image devient sombre. Autrement dit, la procession quitte les ténèbres pour se diriger vers la lumière. Cette pâle lueur bleutée se reflète sur la robe immaculée du personnage central, qui la renvoie alentour. C’est de blanc que sont vêtus les deux personnages qui, en arrière plan, se dirigent vers la cité. Le blanc constitue donc le lien entre les univers, et plus encore, la teinte de l’autre monde. C’est pourquoi cette teinte emplit la section d’or, sous la forme de la jupe du personnage central. Cette mise en évidence d’une couleur plutôt que d’une forme souligne le caractère allégorique de cette toile.

Il n’y a pas de couleurs pures, toutes sont subtilement nuancées, ce qui leur confère ce doux et somptueux chatoiement. Elles sont aussi le réceptacle de savants jeux de reflets, de transparences et d’ombres. L’épaisseur s’en trouve renforcée et une sensation de vie anime chaque élément du tableau. Les contrastes sont obtenus à partir du rapprochement entre couleurs complémentaires, froides et chaudes, l’une des « marques de fabrique » de l’artiste. 

Le talent de cette dernière, coloriste exceptionnelle, se retrouve aussi dans ses glacis. Par exemple, ceux-ci se superposent pour former la brume de fond, toute en nuances de rouille, orange, ocre, bleu, violet et noir. La teinte des « colonnettes » oscille entre l’orangé, le pourpre et le brun. Ces teintes marquent souvent, pour Anne Bachelier, un seuil entre les mondes.

Le titre du tableau, important comme pour toutes les toiles de l’artiste, recèle une ambiguïté riche de sens. Théâtre rêvé peut simplement évoquer un « théâtre vu en rêve ». L’expression peut aussi signifier « théâtre idéal ». Dans le premier cas, le spectateur est simplement transporté dans un univers onirique. Dans le second, le voici invité à franchir le seuil conduisant à un autre monde, avec peut-être en filigrane un hommage au théâtre qui, à travers un voyage onirique, fait basculer le spectateur dans un autre monde. Ce premier niveau d’interprétation devait être mentionné mais il est loin d’embrasser tout le champ sémantique du tableau.

En effet, si l’aspect théâtral de la scène opère une première distanciation par rapport à la réalité quotidienne, il ne saurait occulter l’abondance de symboles relevant d’une transformation plus profonde. Est suggéré ici le franchissement d’un seuil vers un degré supérieur de l’Etre. Ce n’est pas un hasard si cette rangée d’arbres évoque une arcature, car cette dernière évoque le lieu de passage par excellence, démultipliant le réseau symbolique déjà riche de l’arche. Cette dernière réunit à elle seule les champs sémantiques du portail ou de la porte, de l’arcade, et de la voûte. Le portique incarne un « lieu de passage entre deux états, entre le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres, entre le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un mystère ». Ce symbole est à la fois dynamique et psychologique puisqu’il invite à une métamorphose intérieure relevant de l’initiation.

Chez Anne Bachelier, les teintes des seuils sont parcourues de reflets couleur de feu et de noir. Le noir constitue la couleur du mystère et exprime bien ce passage vers l’inconnu. Il est aussi lié à la mort, indispensable, même si elle reste symbolique, pour accéder à un niveau supérieur de conscience.Quant au feu, il constitue l’élément par excellence de la métamorphose et de la purification. Concernant ce dernier aspect, cet élément naturel figure dans les rituels de toutes les traditions. Il transmute le solide en gazeux et lui permet de se dissoudre dans l’air. Or,  la transformation consiste avant tout en un allègement.

On rejoint ici l’élément air, état idéal mais aussi principal adjuvant du feu, puisque sans lui ce dernier ne peut pas prendre. Or, l’air constitue l’élément dominant de toute l’œuvre de l’artiste. Dans ce tableau, ses symboles se multiplient : les oiseaux, souvent présents dans les scènes peintes par l’artiste, dominent la scène par leur envol, ou accompagnent les personnages en se tenant tranquillement dans leurs bras ou à leurs pieds. La brume, qu’elle soit sombre ou claire, se présente toujours comme une substance très légère, et cette apesanteur est renforcée par la présence de bulles qui flottent autour des personnages de la scène. Ces bulles translucides, dans lesquelles se mirent les couleurs alentour, apparaissent également de façon récurrente dans l’œuvre d’Anne Bachelier. L’aspect vaporeux du vêtement central, la fluidité générale des matières, l’éventail porté par l’un des personnages, inscrivent l’œuvre dans le réseau sémantique de l’élément air.

La métamorphose est également évoquée par un accessoire présent non seulement dans le théâtre, mais aussi dans les cérémonies traditionnelles, notamment des peuples primordiaux : le masque. En supposant que le personnage central soit en train de retirer son masque, un premier niveau d’interprétation s’impose, selon lequel il dévoile son vrai visage, accédant par là même à un degré supérieur de compréhension de soi et du monde.

Mais il peut également au contraire le revêtir. Il rappelle alors un masque funéraire, utilisé notamment par les anciens Egyptiens. On retrouve alors la mort symbolique évoquée plus haut. On peut également le rapprocher de son utilisation dans le théâtre sacré japonais No, où il s’agit aussi de décrire une métamorphose. 

Cette dernière interprétation est privilégiée de par la forme ornithomorphe du masque, qui nous plonge dans l’univers rituel d’une autre tradition : le chamanisme. Il s’agit de cérémonies basées sur une étroite communion de l’homme avec la nature, où les officiants se sentent réellement transformés en la créature représentée par le masque et en absorbent les qualités et la force. Par le port de cet accessoire, le personnage du tableau rejoint les créatures aériennes et peut s’envoler vers l’autre monde.
Ce masque représente un oiseau de même apparence que les créatures volant au-dessus de la scène. Pourquoi ne pas imaginer la fin de la métamorphose de l’un d’eux en cette chimère anthropomorphe ? Ne nous privons pas d’explorer la polysémie inhérente à l’œuvre. Cette hypothèse conduit à une double interprétation symbolique. Il s’agit d’une part de la métamorphose d’un être noir en une entité blanche. D’autre part, une créature thériomorphe se mue en créature anthropomorphe, ce qui peut indiquer une élévation vers un niveau de conscience supérieur.

Dans toutes les traditions initiatiques, des guides accompagnent le novice lors de son passage d’une étape à une autre. Ici, les guides sont les personnages en costumes sombres, eux-mêmes assistés par les oiseaux qu’ils portent. On pense (ici) à l’archétype des oiseaux guides, corbeaux ou faucons, présents par exemple chez les premiers habitants du continent américain. Ces peuples vivaient en harmonie avec la Nature, et celle-ci fait partie des thèmes qui apparaissent en filigrane dans toute l’œuvre d’Anne Bachelier.

Le continuum entre les êtres et la Nature se trouve ici représenté par l’union, à travers le masque, entre le monde animal et humain, mais également par le lien suggéré entre la Nature, incarnée par les arbres, et l’ouvrage construit, l’arcature. Sur cette dernière, le continuum végétal-animal se trouve suggéré par les lianes serpentines qui s’enroulent autour des troncs. Il s’agit, par le passage vers un monde en apparence imaginaire, de restaurer l’Unité primordiale perdue. Et la nostalgie de cette dernière, confinant à la mélancolie, habite ce tableau comme la plupart des œuvres de l’artiste.

L’Unité primordiale restaurée nous conduit dans l’autre monde, représenté ici dans l’échappée. Suivons les deux personnages parés de longues tuniques blanches. En arrière plan, ils gravissent lentement le sentier à peine visible entre le théâtre et la mystérieuse cité nimbée de brume. Ils poursuivent leur voyage vers l’Eveil. Notons ici que l’ « arcature » se constitue de cinq troncs et de cinq arches. Ce chiffre représente « pour la secte japonaise Shingon le dernier degré de l’accès à l’éveil, la perfection intégrée » (Dictionnaire des symboles). L’arche elle-même, alliant le carré au cercle, représente la « victoire sur la platitude charnelle » (Dictionnaire des symboles). L’arche suggère aussi la voûte, utilisée pour les édifices religieux comme allégorie du ciel. Dans la tradition chrétienne, le cinq symbolise d’ailleurs le ciel et la perfection.

Quant à la cité elle-même, elle est construite selon le mode onirique : des édifices hérissés de bulbes et de tourelles, comme dans de nombreux contes de fées orientaux ou occidentaux. Mais plus profondément, elle suit un modèle archétypal très riche de sens puisque sa silhouette allie les symboles de la pyramide et de la montagne. Toutes deux sont des lieux unissant les trois niveaux de l’univers : le monde « inférieur » (les cavités souterraines), la terre, et le ciel, c’est pourquoi elles ont toujours été choisies ou édifiées pour recevoir les rituels. Dans le sens descendant, la montagne constitue le théâtre des révélations divines. Dans le sens ascendant, il s’agit pour l’homme de rejoindre l’univers de la divinité, après une ascension purificatrice. Cette dernière revient le plus souvent à une marche pénible, car l’élévation ne se donne pas facilement. Elle résulte au contraire d’efforts incommensurables pour dépasser la condition humaine. 

Peut-être est-ce là le sens du regard du seul personnage qui tourne les yeux vers le spectateur, à savoir le dernier de la procession, à droite du tableau. Son voisin baisse les yeux sur l’oiseau qu’il porte, le personnage central se concentre sur la métamorphose en train de s’opérer en lui et ferme les yeux. Quant au quatrième, rappelons qu’il nous tourne le dos et dirige son regard vers l’oiseau qui se trouve devant lui. Ce personnage vu de trois-quarts scrute le spectateur, l’incluant ainsi dans la scène. Mais ses prunelles sont tranchantes comme des diamants. Le regard est glacial, sévère, confinant à l’intransigeance. Or, pour parvenir à franchir le seuil du monde de l’apparence, il s’agit bien de faire preuve de la plus grande intransigeance envers soi-même, de déployer une volonté sans faille. La référence au diamant nous semble significative car il constitue la plus pure et la plus dure des pierres. D’autre part, il ne révèle sa valeur qu’après avoir été longuement poli et délicatement travaillé. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut se dissoudre dans la légèreté et la sérénité du monde placé sous le signe de l’élément air.

Extrait du site: http://www.le6ereve.fr  par SOFY T. HEMERY