lundi 12 septembre 2011

La tolérance, le deuil de l'universalité ?

L’altérité, un concept duel

Lorsque je pense l’autre, je l’oppose à mon identité. Cette idée, Platon l'a clairement formulée, en montrant ainsi qu'altérité et identité sont des termes duels et relatifs.
Adam et Eve, la Chute - Raphaël - Fresque du Vatican

Le mot dualité est lâché. Une fois que la pensée s’engage sur cette voie toute tracée, elle suit sa logique, elle pose l’altérité et finit par creuser de manière exponentielle les abîmes de la séparation et de la fragmentation. La conscience se trouve piégée par la complexité de ses propres constructions mentales et elle perd de vue l’unité. Elle se trouve sous l’empire de l’altérité.

Ce qui pose problème, dans la relation à autrui, c’est que justement, je pense l’autre dans une altérité telle, qu’il me devient inaccessible et étranger. C’est quand l’autre devient un « tout autre » que la relation est impossible.  Ainsi, certains au lieu de voir en l’autre un être humain, ne le conçoivent plus que par ce qui constitue sa différence.

Alors comment concilier l’aspiration de la découverte de l’autre et le piège dans lequel risque de nous enfermer cette découverte ? La diversité doit être acceptée pour ce qu'elle est, admise comme un fait qui ne menace pas notre identité, de la même manière que nous acceptons la différence au sein de la Nature. 


La diversité est une loi de la nature et de l’univers

Gandhi a écrit : « les vérités différentes en apparence sont comme d'innombrables feuilles qui paraissent différentes et qui sont sur le même arbre.». Il exprimait ainsi que la Nature promeut la différence, mais elle ne promeut le différent qu'à l'intérieur de l'identique. Il y a dans la réalité une inclusion réciproque de l’altérité et de l’identité.

Considérons deux feuilles d’un même arbre. Elles sont construites sur un même modèle, cependant, aucune n'est exactement semblable à l'autre.  Deux êtres humains sont, en tant qu'être humain, identiques, mais de part leur bagage génétique, leur éducation, leur culture, leur histoire, leur caractère, ils sont très différents.  La différence ne fait jamais différer totalement. La ressemblance ne fait jamais ressembler totalement. Les réalités sont des mélanges de pareils et de différents. La Nature relève d’un système dans lequel l'unité englobe la diversité, sans s'y perdre.

Le temps creuse davantage encore l'altérité.

La crise de l'adolescence, le fossé des générations, sont autant de situations ou des êtres proches, avec l’action du temps, voient s’accroitre leurs différences et leur altérité. Quand nous regardons le passé, nous nous trouvons différents par rapport à aujourd’hui. L'ami, le conjoint dont j'étais proche autrefois, avec le temps lui aussi a changé, il est devenu autre et ce que nous partagions dans le passé ne nous rapproche plus vraiment. L'altérité s'est développée.

Ce phénomène s'accroît d’avantage encore avec la différence de culture et l'éloignement géographique. Pour nous, européens, il est beaucoup plus difficile de saisir ce que peut représenter la culture de la Chine ou de l’Inde que la culture de l’Italie. Tout est question de repères géographiques, culturels et linguistiques. 


Le deuil de l’universel

L'idée d'une connaissance qui surpasse toute connaissance humaine  ordinaire imprègne l’histoire entière de la pensée de l’humanité  depuis les temps les plus reculés. La « connaissance cachée », la « parole perdue » est le fondement  même de toutes les religions, mythes et légendes.
Le mythe d’Adam et Eve, par exemple, nous indique que les hommes sont issus d'une souche unique. C’est aussi l’avis des scientifiques qui s'accordent à situer en Afrique de l'Est, l’émergence des premiers Hommes. La diaspora s’est alors opérée par le Moyen Orient puis l’Asie, l’Europe et l’Amérique, jusqu’à ce que les hommes finissent par peupler la quasi-totalité de notre planète.


Le mythe de Babel

Selon la Genèse, Nemrod, qui régnait alors sur les hommes, eut l'idée de construire à Babel une tour assez haute pour que son sommet atteigne le ciel. Son peuple, les descendants de Noé, représentait l'humanité toute entière et parlait une même et unique langue. Pour contrecarrer ce projet qu'il jugeait plein d'orgueil, Dieu multiplia les langues afin que les hommes ne se comprennent plus. Ainsi la discorde s’installa, la construction dut s'arrêter et les hommes se dispersèrent sur la terre.

Il est probable que cette entreprise humaine de construction n’ait pas de fondements historiques réels. Les anthropologues expliquent plutôt la diversité des langues et des cultures comme le produit de l’adaptation des hommes à leurs écosystèmes. Punition divine ou pas ? Ce qui est certain, c’est qu’au nom de leurs différences, les hommes se déchirent et se battent depuis la nuit des temps.

Le récit de ce mythe peut être vu comme une métaphore du malentendu humain qui, contrairement aux animaux, a besoin d’un langage signifiant pour communiquer avec ses congénères. Ce mythe est fondateur de l'altérité elle-même. La multiplicité des langues explique ainsi la diversité des hommes et leurs schismes culturels. Il y aurait beaucoup à dire encore sur le mythe de Babel, mais contentons nous de constater qu’il établit le contexte nostalgique d’une perte de l’unité originelle. On comprend ainsi ce qu'a de pertinent et de mélancolique l’idée de Tolérance. Chercher à respecter le pluralisme et la différence, implique de faire le deuil de l'Universel.

La tour de Babel- Pieter Bruegel l'Ancien - Vienne, Kunst Historishes Museum


Rassembler ce qui est épars - les mythes et les symboles

Ce qui est épars en premier lieu : c’est l’humain.  Autrement dit, réunir ce qui est épars consiste à reformer un tout à partir d'éléments composites qui, pour une raison ou pour une autre, se retrouvent séparés, divisés les uns des autres. Par l’expression « réunir ce qui est épars », il faut voir la volonté de fédérer et de faire apparaître une cohérence de l’Humain, réduire ce qui peut diviser les hommes et de mettre en avant ce qui peut les unir.

Le mythe est un récit fabuleux, contenant en général un sens allégorique et symbolique qui est difficilement exprimable sous forme de concepts.

Le mythe révèle toujours une situation limite de l’Homme, celle qu’il découvre en prenant conscience de sa place dans l’univers. Il repose en général sur des phénomènes cycliques qui marquent le renouvellement, la renaissance : la vie, la mort, le jour, la nuit, les saisons, les récoltes etc.
L’homme a toujours eu ce besoin de ramener à lui l’ensemble des phénomènes qu’il constatait, dans une vision anthropomorphique. Il réalise ainsi le lien, l’unité d’une vision globale de l’homme et de l’univers, où chaque chose prend sens.

Le mythe est perçu comme la trace, la preuve, d’une tradition primordiale commune à tous les civilisations. Il peut nous aider à dégager tronc commun, patrimoine spirituel de l'humanité. C’est ainsi que fonctionne le raisonnement symbolique qui à pour fonction de mettre en avant les points communs entre les différentes cultures et civilisations des hommes.

Faire symbole signifie étymologiquement rapprocher deux morceaux  d’une tablette cassée, rassembler ce qui est épars, reformer l’unité d’un tout. Faire symbole, c’est donc tenter de s’approcher de l’unité. Le symbolisme est une démarche unificatrice qui permet de  dialoguer par delà les vocabulaires spécifiques de telle ou telle civilisation, de tel ou tel peuple, en faisant appel à l’image et bien plus encore à l’émotion et à l’intuition que crée cette image. Le symbolisme induit une compréhension, une réconciliation entre les hommes, il éveille à l’intelligence du cœur.
 Le devoir de s’indigner

Toutefois, au nom du respect de la différence et de l’amour serait il donc préconisé de ne jamais porter de jugement sur rien ?  Certainement pas !  La différence n’est pas une valeur en soi. Il y a des différences inacceptables, en particulier celles qui ont précisément pour objet de nier à l’autre son propre droit à la différence.

En séparant le politique du religieux, l'Etat de droit, reconnait et garantit  aux hommes un droit naturel : la liberté ; liberté d'opinion, d'expression, d'association, de culte, de mouvement, etc. Paul Ricœur formule ainsi cette liberté: «La fonction de l'Etat de droit consiste à garantir l'exercice des libertés qui, par leur rivalité, sont exposées à être le tombeau les unes des autres. Il doit réguler la coexistence des libertés, il n'a pas à intervenir sur un autre terrain. Il est l'arbitre de prétentions rivales, non le tribunal de la vérité ». L'Etat de droit se doit d’être agnostique. Il n'affirme ni ne nie l'existence de Dieu, il avoue son impuissance à se prononcer.

L'intolérable au plan institutionnel serait que l'Etat, comme par le passé, confonde le plan de la justice et celui de la vérité et qu'il s'octroie le droit d'intervenir sur les questions doctrinales. Puisque Dieu ne peut faire l’objet d’une connaissance, la théologie ne peut être rationnelle et la religion n’est en définitive que morale à l’égard d’autrui. Arrive ici la question de la morale.

On ne construit pas une société par validations successives de comportements tolérés mais au demeurant injustes pour les imposer, finalement, comme des idéaux de convivialité. L’agir humain doit être gouverné par la raison droite, et celle-ci est mesurée par le vrai et par le bien. Au « bien dire, bien faire » je suis tenté de rajouter « penser juste pour parler vrai ».

Toutefois, l’autre, ne peut être écouté et discuté qu’à la condition qu’il  mette en œuvre la même éthique de la parole. Si a l’inverse, son discours et ses actes sont attentatoires aux droits fondamentaux de la personne humaine, nous avons le devoir de le combattre, voir de le mettre hors d'état de nuire par la force. La tolérance trouve sa limite dans ce qui est la négation de ses conditions de possibilité. On ne négocie pas avec le racisme, l'antisémitisme, le fascisme. Ils sont intolérables parce qu'intolérants, ils sont intolérants parce qu'ils ne reconnaissent pas le principe du respect de la personne humaine en chaque homme. Il n’existe pas de vérité absolue, seuls les fanatiques peuvent avoir un tel rapport imaginaire au vrai et au bien. Nous ne sommes pas des dieux et la lucidité exige de reconnaître que si nous désirons la vérité c'est que nous ne la possédons pas. Nous sommes condamnés à la chercher et dans cette perspective, l'ouverture à l'altérité s'impose comme une condition préalable.

Les débats contradictoires ont pour chacun une fonction d'éveil. Les lumières des uns s'augmentent de celles des autres. Il s'ensuit que l'esprit de tolérance témoigne de la force de l'esprit n'ayant pas peur de l'autre parce qu'il sait qu'il a besoin de lui pour accéder à l'universel. A contrario, Les esprits faibles ne supportent pas de s'exposer à la critique. Leur recours à la violence pour triompher de leurs détracteurs dénonce leur impuissance à établir par les ressources de la raison la légitimité de ce qu'ils défendent. C’est ce qui les condamne sans appel.

Socrate décrivait la démarche philosophique comme seule alternative à la violence : mettre à plat les divergences, les discuter, organiser des espaces de débats et de dialogues pour les questions qui divisent et séparent les hommes. Un dialogue, pour ne pas laisser l’Autre dans son grand sommeil...

Comment se construire dans l’altérité ? La réponse de la République est l’Etat de droit. A cette réponse, il faut ajouter l’Amour. L’Amour qui nous fait considérer que la parole de l'autre est immédiatement jugé digne d'être écouté. L’amour de l’homme et une espérance immodérée dans sa capacité à évoluer et à grandir.


La force de l’amour

Don Miguel Ruiz, écrivain mexicain travaillant sur le chamanisme a écrit : « Les très jeunes enfants n'ont pas peur d'exprimer ce qu'ils ressentent. Ils ont tellement d'amour en eux que s'ils perçoivent de l'amour, ils se fondent en lui. Ils n'ont aucune peur d'aimer. Voilà la description d'un être humain normal. » 

Mais que se passe-t-il ensuite chez l’adulte ?  L’adulte a une tendance naturelle qui le conduit plutôt à nier l'altérité, à universaliser indûment sa conviction et au nom de la vérité dont il se croit le détenteur, à vouloir imposer à autrui ses propres convictions. Au mépris du respect de la personne humaine.

« Il y a potentiellement quelque chose d'intolérant dans la conviction », écrit Paul Ricoeur. « Nous n'admettons pas facilement que ceux qui ne pensent pas comme nous aient le même droit que nous à professer leurs convictions, parce que, pensons-nous ce serait donner un droit égal à la vérité et à l'erreur ».

Comment contenir la sorte de violence qui s'insinue au cœur de la conviction ? Qu'est-ce qui peut nous faire admettre un droit de l'autre à exprimer sa conviction, même lorsqu'il nous semble évident que cette conviction est erronée voire ignoble ?


La progressive destruction de notre égo grâce à l’amour

Le mot autrui nous abuse, car il met d’emblée l’accent sur la différence, alors même qu’il serait dépourvu de sens s’il n’y avait pas simultanément entre moi et l’autre une unité fondamentale. Si je chiffonne l’image que j’ai construite de l’autre, par le jeu de la pensée, je rencontre simplement un être humain, avec lequel je suis toujours déjà familier en moi-même.

Une telle compréhension n’est accessible qu’à travers un travail sur l’ego qui maintient justement la conscience d’une séparation. C’est en raison de la prééminence du sens de l’ego que la séparation est si marquée et que l’’altérité nous parait parfois infranchissable. C’est ce que l’amour exprime spontanément. « Quand on aime, l’autre n’est pas». L’amour surmonte la dualité, l’altérité et la séparation et rétablit le lien originel entre les hommes.

L'amour ne détruit pas l'altérité, il l'intensifie au contraire, mais en la transformant. L’exclusion se transforme en réciprocité de présence. C’est l’amour qui pousse à rencontrer l’être pour lui-même, indépendamment de toute autre considération. C’est l’amour qui fondera l’égrégore planétaire qui permettra demain au cœur des hommes de vibrer au rythme de l'Univers.

Dans la représentation grecque de l’univers, la diversité est harmonie. L’unité enveloppe la diversité et la soutient. A l’inverse, dans la représentation du chaos, l’altérité fait éclater la diversité. L’intellect aime les découpages clairs, tranchés, sans ambiguïté. La pensée duelle se traduit par des oppositions innombrables. Les contraires naissent et meurent ensemble, ils ne peuvent avoir d'existence l'un sans l'autre. La lumière n’aurait aucun sens si les ténèbres n’existaient pas. Ils doivent être constamment pensés ensemble, car ils entrent dans la composition du Tout, de l’Univers.

Le mot Univers enseigne cela, UN, qui en lui uni le DIVERS. UNIVERS.

Finalement, l'enjeu, c’est ce retour à l’unité qui existait et qui a été perdue. En passant par tous les états du ternaire, nous re-découvrons que la diversité ne contredit pas l'unité, mais lui donne sa richesse. Il y a éveil de l’un par l’autre. L’amour est la voix qui nous rappelle que, tout comme nous, l’autre est dans l’Un. Il doit être aimé et accepté pour ce qu’il est. Ouvrir ses bras et son cœur permet de prendre tout en soi.



Martin Luther King - I have a dream - 
Discours du Lincoln Memorial - 28 août 1963

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