dimanche 20 mai 2012

Jorge Semprún (1923 -2011)


Jorge Semprun (1923 - 2011)
 Jorge Semprún Maura, né le 10 décembre 1923 à Madrid (Espagne) et mort le 7 juin 2011 à Paris est un écrivain, scénariste et homme politique
espagnol dont l'essentiel de l'œuvre littéraire est rédigé en français.

Il est inhumé « dans le drapeau républicain espagnol » à Garentreville, en Seine-et-Marne.

Auteur engagé et politicien influent, cet ancien ministre de la culture espagnol et membre de l’Académie Goncourt, laisse derrière lui une œuvre littéraire considérable, profondément marquée par l'expérience des camps de concentration.

Jorge Semprún est issu d'une famille de la grande bourgeoisie espagnole. Sa mère, Susana Maura (décédée en 1932) est la fille de l'homme politique libéral des années 1880-1925, Antonio Maura, président du gouvernement espagnol, et la sœur de Miguel Maura. Son père, José María Semprún (1893-1966), avocat et professeur de droit, a occupé des fonctions de gouverneur civil de province (Tolède, Santander) ; quoique catholique pratiquant, il soutient la République et reste loyal au gouvernement de Front populaire en 1936.

Période de la guerre d'Espagne

Pendant le déclenchement de la Guerre d'Espagne, en juillet 1936, la famille se trouve en vacances à Lekeitio, près de Bilbao ; elle gagne Bayonne en bateau, séjourne d'abord à Lestelle-Betharram (Pyrénées-Atlantiques) dans la maison de Jean-Marie Soutou, un proche d'Esprit, revue dont José María Semprún était correspondant en Espagne ; puis dans la région de Genève, où il se voit offrir un poste diplomatique : du début de1937 à février 1939, il représente la République espagnole aux Pays-Bas. Jorge et ses six frères et sœurs passent donc deux ans dans ce pays; Jorge est scolarisé dans un lycée local et maîtrise, à cette époque, le néerlandais.

Exil en France

Après la fermeture de la légation républicaine à La Haye, la famille s'exile en France ; Jorge termine ses études secondaires au lycée Henri-IV, à Paris ; il participe à la manifestation patriotique du 11 novembre 1940 ; en 1941, il obtient le 2e prix de philosophie au Concours général et est reçu au baccalauréat, puis commence des études de philosophie à la Sorbonne.

Résistance

Il rejoint aussi la Résistance. Il entre en contact avec le réseau communiste des Francs-tireurs et partisans-Main-d'œuvre ouvrière immigrée (FTP-MOI) et entre au Parti communiste d'Espagne (PCE) en 1942. Mais il intègre, avec l'accord de la MOI, le réseau Jean-Marie Action, qui relève de l'organisation Buckmaster, c'est-à-dire la section France des services secrets britanniques (SOE). Ce réseau, dirigé par Henri Frager, opère en Bourgogne (réception de parachutages d'armes et répartition de ces armes dans les maquis de l'Yonne et de la Côte-d'Or).

Déportation

En septembre 1943, Jorge Semprún est arrêté par la Gestapo à Joigny et, après un séjour à la prison d'Auxerre, déporté au camp de concentration de Buchenwald. Après la période de quarantaine dans le Petit Camp, il est affecté par l'organisation communiste clandestine du camp à l'Arbeitsstatistik (l'administration du travail), sans toutefois entrer dans la catégorie des détenus privilégiés (Prominenten).

Dans cette organisation, il a pour supérieurs de futurs cadres des démocraties populaires: Josef Frank, Ladislav Holdos, Ernst Busse, Walter Bartel, Willi Seifert (kapo de l' Arbeitsstatistik). Pour le compte du PCE, dont le leader dans le camp est Jaime Nieto, il est chargé d'organiser des activités culturelles pour les déportés espagnols. Par ailleurs, il a l'occasion (pendant la demi-journée de repos du dimanche après-midi) de fréquenter le sociologue Maurice Halbwachs ainsi que le sinologue Henri Maspero, eux aussi détenus à Buchenwald, jusqu'à ce qu'ils y meurent.Peu avant l'arrivée des troupes américaines du général Patton, il participe au soulèvement des déportés. Le camp est libéré le 11 avril 1945; Jorge Semprún est évacué le 26 et est de retour à Paris à la fin du mois.

Œuvre

Longtemps, Jorge Semprun a cru pouvoir oublier, à travers l’écriture, le traumatisme des camps. Publié en 1995, L’écriture ou la vie récompensé la même année par le prix des droits de l’homme, témoigne de la difficulté d'écrire sur ce passé et d'oublier l'enfer des camps. "On peut toujours tout dire, en somme, écrit-il alors. L'ineffable dont on nous rebattra les oreilles n'est qu'alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire l'amour le plus fou, la plus terrible cruauté. On peut nommer le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères. On peut dire Dieu et ce n'est pas peu dire. On peut dire la rose et la rosée, l'espace d'un matin. On peut dire la tendresse, l'océan tutélaire de la bonté. On peut dire l'avenir, les poètes s'y aventurent les yeux fermés, la bouche fertile".


Le Grand Voyage est le roman autobiographique de Jorge Semprún qui contribua à faire connaître cet auteur espagnol dans le monde entier. Semprun raconte dans ce livre le voyage de cinq jours qu'il effectua, avec 119 autres détenus entassés dans un wagon de marchandise, jusqu'au camp de concentration de Buchenwald ; il aborde au long du récit plusieurs étapes de sa vie: la guerre civile espagnole et la Résistance, mais aussi la Libération et son retour en France.

Il s'agit du premier roman dans lequel Semprun parle de son expérience à Buchenwald, il en parlera aussi dans Quel beau dimanche! et L'écriture ou la vie.

L'œuvre romanesque de Jorge Semprún se répartit autour de quelques thèmes et des grands événements qui ont émaillé son existence. Beaucoup de ses ouvrages éminemment autobiographiques sont des témoignages, des réflexions sur la terrible expérience qu'il a vécue dans les locaux de la Gestapo à Paris, puis dans le camp de Buchenwald et sa difficile réadaptation : Le Grand Voyage, L'Évanouissement, Quel beau dimanche, Le mort qu'il faut, L'Écriture ou la vie et Vingt Ans et un jour.

D'autres retracent plutôt son parcours clandestin à l'époque du franquisme quand il était un membre éminent du Parti communiste espagnol: Autobiographie de Federico Sanchez et La Deuxième Mort de Ramon Mercader. Une autre catégorie importante concerne sa vie d'exilé en France et les années de l'après-franquisme : Adieu vive clarté..., Montand la vie continue, L'Algarabie, La Montagne blanche et Federico Sánchez vous salue bien.

Semprún affirme qu'après une tentative à la fin de 1945, il lui a été impossible d'écrire pendant une vingtaine d'années quoi que ce soit sur son expérience de déporté, afin de sauvegarder sa propre existence, mise en danger par l'écriture de l'indicible. En revanche, il a écrit sur d'autres sujets ; lui-même cite dans l'Autobiographie de Federico Sanchez quelques textes de ceux qu'il a écrit durant cette période. C'est le cas par exemple de Soledad, une pièce de théâtre d'orientation communiste, ainsi que de nombreux poèmes, relevant du culte de la personnalité. Il ne considère cependant pas ces productions comme pourvues d'un grand intérêt et ne les cite que comme reflets d'une période politique, celle du stalinisme triomphant. En tout état de cause, avant Le Grand Voyage, l'activité d'écriture littéraire occupe une place très limitée dans son existence.

Son dernier ouvrage en date, "Une tombe au creux des nuages. Essais sur l'Europe d'hier et d'aujourd' hui" (Flammarion), sorti en 2010, reprend un passage du poème 'Todesfuge', de Paul Celan adressé aux victimes des camps : "Vous aurez une tombe au creux des nuages, l'on n'y est pas à l'étroit."


Citations

La vie en soi, pour elle-même, n'est pas sacrée: il faudra bien s'habituer à cette terrible nudité métaphysique.

“Plus je me remémore, plus le vécu d'autrefois s'enrichit et se diversifie, comme si la mémoire ne s'épuisait pas.”

“On peut toujours tout dire, le langage contient tout.”

“Je suis emprisonné parce que je suis un homme libre, parce que je me suis vu dans la nécessité d'exercer ma liberté, que j'ai assumé cette liberté.“

“Sans doute la mort est-elle l’épuisement de tout désir, y compris celui de mourir.“

“Un rêve à l'intérieur d'un autre rêve, sans doute. Le rêve de la mort à l'intérieur du rêve de la vie. Ou plutôt : Le rêve de la mort, seule réalité d'une vie qui n'est elle-même qu'un rêve. Primo Levi formulait cette angoisse qui nous était commune avec une concision inégalable. Rien n'était vrai que le camp, voilà. Le reste, la famille, la nature en fleurs, le foyer, n'était que brève vacance, illusion des sens.“

"Une sorte de tristesse physique m'a envahi. J'ai sombré dans cette tristesse de mon corps. Ce désarroi charnel, qui me rendait inhabitable à moi-même."

"Je cherche la région cruciale de l'âme où le Mal absolu s'oppose à la fraternité."

"Le repos physique est secondaire, tout compte fait. La chose que je voudrais plus que tout, c'est le repos spirituel."    

"Outre la promenade, il n'y avait qu'un autre moyen de tromper l'angoisse gluante de la promiscuité perpétuelle : c'était la récitation poétique, à voix basse ou à haute voix."

"A quoi bon écrire des livres si on n'invente pas la vérité? Ou, encore mieux, la vraisemblance?"

"On a le droit de faire sursauter un lecteur, de le prendre à rebrousse-poil, de le provoquer à réfléchir ou à réagir au plus profond de lui-même: on peut aussi le laisser de glace, bien sûr, lui passer à côté, le manquer ou lui manquer. Mais il ne faut jamais le dérouter, on n'en a pas le droit : il ne faut jamais, en effet, qu'il ne sache plus où il en est, sur quelle route, même s'il ignore où cette route le conduit."

"Le bonheur de l'écriture, je commençais à le savoir, n'effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l'aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable."

"Ce n'était pas la vie au-dehors, ce n'était qu'une autre façon d'être dedans, d'être à l'intérieur de ce monde de l'oppression systématique, conséquente jusqu'au bout, dont le camp était l'expression."

"La vie n'est pas parfaite on le sait, elle peut-être un chemin de perfection."

"Le désintérêt, le désamour de soi, d'une certaine idée de soi-même, était le premier pas sur le chemin de l'abandon."

"J'échouais dans ma tentative de dire la mort pour la réduire au silence: si j'avais poursuivi, c'est la mort, vraisemblablement, qui m'aurait rendu muet."

"Il m'arrive de ne pas identifier ces images. Je reste alors au seuil de leur lisibilité, remué par une émotion indéfinissable : quelque chose de fort et de vraie demeure cachée, m'échappe et se dérobe. Quelque chose se défait, sitôt surgi, comme un désir inassouvi. Mais il arrive aussi qu'elles se précisent, qu'elles cessent d'être floues, de me flouer."

"'allonge son cadavre sur le plancher du wagon, et c'est comme si je déposai ma propre vie passée, tous les souvenirs qui me relient encore au monde d'autrefois."

"Une année à Buchenwald m'avait appris concrètement ce que Kant enseigne, que le Mal n'est pas l'inhumain, mais, bien au contraire, une expression radicale de l'humaine liberté."

"En 1945, quelques mois seulement après liquidation du camp nazi -[...]- Buchenwald avait été rouvert par les autorités d'occupation soviétiques. Sous le contrôle du K.G.B., Buchenwald était redevenu un camp de concentration."

"Mais ce qui pèse le plus dans ta vie, ce sont certains êtres que tu as connus. Les livres, la musique, c'est différent. Pour enrichissants qu'ils soient, ils ne sont jamais que des moyens d'accéder aux êtres."

"La vie en soi, pour elle-même, n'est pas sacrée : il faudra bien s'habituer à cette terrible nudité métaphysique."

"Une beauté évidente ne suscite pas la pensée, mais le bonheur: une sorte de béatitude."

"Je n'avais pas vraiment survécu. Je n'étais pas sûr d'être un vrai survivant. J'avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie."

"Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants."

"Mais j'anticipe quelque peu: on aura déjà constaté cette habitude et on me l'aura déjà pardonnée. J'accepterais même qu'on la qualifiât de manie. Ou de tic. En revanche, si on parlait de cette procédure comme d'un truc rhétorique, je ne serais pas d'accord. Parce que cette façon d'écrire dans le va-et-vient temporel, entre anticipations et retours en arrière, m'est naturelle, dans la mesure même où elle reflète - ou révèle, qui sait? - la façon dont je m'inscris, corporellement, mentalement, dans la durée."

"Pour moi, ce salut [le poing levé] n'a jamais été un geste de triomphe, encore moins de menace. S'y expriment plutôt la fraternité des humiliés et des offensés, la solidarité des pauvres. Des vaincus, trop souvent. L'espoir peut s'y lire: le plus fou des espoirs, le plus désespéré."


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