Couverture de l'atlas géopolitique - 2005 - ed. Seuil |
De l'unité du monde
En moins d'une heure, le 11 septembre 2001, le monde entier assiste en temps réel à l'effondrement des tours du World Trade Center sur lesquelles deux avions viennent de s'écraser. Mais, aussi précises qu'aient pu être ces images, que comprend-on alors de ce qui vient de se passer?
C'est paradoxalement au moment où la planète a fini de se libérer des carcans de la guerre froide, au moment où l'information circule plus librement mais aussi plus facilement grâce aux nouvelles technologies, que l'image se brouille, que le monde devient incompréhensible. Il faudrait désormais savoir conjuguer ensemble et au même moment les événements, nombreux, complexes, quand ils se déroulent jour après jour, comprendre la relation qu'ils entretiennent entre eux, déchiffrer l'information qu'ils émettent, connaître la perception qu'en ont les opinions publiques, et enfin évaluer les mécanismes dont on dispose pour les faire évoluer.
Paradoxe d'une époque "bouffie d'images" - l'expression est du géographe suisse Claude Raffestin -, où, sous l'effet de la peur et de l'émotion qu'elles suscitent, le public perd son sens critique, parfois sa capacité de raisonner, souvent celle de faire les liens.
Intelligence, du latin interligere : discerner, démêler. C'est l'ambition de cet atlas qui tente de donner du sens aux événements, de chercher l'intelligence des faits, de classer l'immense savoir dont chacun dispose sur le "devisement" du monde, comme l'écrivait Marco Polo.
Faire les liens, dans le temps et dans l'espace
Ni dans l'espace ni dans le temps, les événements ne surviennent au hasard. Comme l'exemple du 11 septembre 2001 nous le rappelle, leur importance ne se mesure vraiment qu'à l'aune de ce qui les précède, et de ce qui les suivra. Il n'y a donc pas d'urgence à tout savoir. D'autant moins que découplées de leur contexte, les "nouvelles" que l'on reçoit du monde finissent par atomiser la compréhension qu'on en a. L'histoire et la géographie, elles, permettent de leur redonner une cohérence. Par son relief, ses accidents, ses évolutions, la géographie exerce une contrainte sur les hommes et leurs activités, et réciproquement. Tout événement se trouve influencé par le lieu où il se déroule, et influence à son tour l'action individuelle ou collective. D'où l'importance des cartes qui permettent à la fois de mesurer ce lien à l'espace et de le restituer.
De la même façon, l'histoire précède toujours, explique souvent, et détermine parfois. Car nous sommes tous héritiers d'un patrimoine où se mêlent idées, croyances et représentations qui influencent nos décisions et impriment nos actes. Voila pourquoi l'effort d'explication comme l'effort de prospective exigent de replacer le fait dans sa continuité historique afin de repérer les tendances longues, économiques, stratégiques, environnementales, démographiques, géopolitiques, religieuses, sociales.
Exemple : un article révèle qu'un "nouveau" litige juridique oppose les gouvernements canadien et américain à propos du statut des eaux côtières au nord du Canada. Pour le Canada, ces eaux sont sous souveraineté canadienne ; pour les États-Unis, il s'agit d'eaux internationales. La convention de Montego Bay sur le droit de la mer, elle, ne les départage pas. Or, au même moment, un second article indique que les campagnes d'exploration minière dans le territoire nord-canadien ont connu une nette augmentation. Et parallèlement, on apprend que les cargos qui naviguent dans cette région seront soumis à de nouveaux tarifs d'assurance à partir de 2010. La coïncidence est-elle fortuite?
En fait, c'est la conséquence du réchauffement climatique dans cette région arctique qui aide à faire le lien entre les trois événements. Car la hausse attendue de la température moyenne de 2° C sur les cinquante prochaines années entraîne la fonte partielle de la banquise arctique - sur son épaisseur et le calendrier de sa formation -, devant ainsi permettre aux navires à coque renforcée de se déplacer plus librement dans cette région polaire.
Entrer dans La logique de l'autre
Ni l'histoire ni la géographie ne sont des sciences exactes. Les phénomènes ne peuvent être vérifiés, et certainement pas dupliqués. Les perceptions qu'on en a, les représentations qu'on en donne dépendent toujours de l'endroit où l'on se trouve et du moment où l'on se place. Elles ne peuvent donc suffire à l'analyse qui exige de savoir se mettre à la place de l'autre, historiquement, géographiquement, politiquement, pour saisir son raisonnement, sa logique. Ainsi, tandis que nos cartes situent l'Europe au centre du monde, les planisphères chinois y mettent la Chine - Zhongguo en chinois, ce qui signifie «empire du milieu», «pays du centre». De la même façon, il est impossible de saisir la dimension stratégique de la guerre froide sans placer le pôle Nord au centre de la carte qui alors aide au constat que les États-Unis et l'URSS sont géographiquement des voisins immédiats.
Décider plutôt qu'observer
Que ce soit pour l'aménagement du territoire, son approvisionnement en énergie ou son mode de développement, le décideur se trouve dans la position de devoir arbitrer entre des intérêts et des logiques divergentes, voire même inconciliables. C'est pourquoi il est à la fois éclairant et utile de savoir analyser les options disponibles en quittant la posture de l'expert consultant ou du journaliste, et en adoptant la position du décideur, nettement plus difficile.
Prenons un exemple dans une région située en Afrique de l'Ouest. La question posée aux gouvernements des pays du golfe de Guinée est de savoir quelles seront les priorités du modèle de développement qu'il convient d'adopter pour cette région d'Afrique subsaharienne. Car le golfe de Guinée est un lieu exceptionnel: cinq des huit espèces de tortues marines recensées dans le monde viennent s'y reproduire. C'est donc un lieu à protéger en priorité si l'on veut protéger la biodiversité. Le problème, c'est que la chasse aux tortues fournit aux populations des protéines et des revenus. À cela s'ajoutent de classiques contentieux frontaliers qui divisent les trois États qui ont accès au Golfe - Gabon, Guinée équatoriale et Sâo Tomé et Principe - et qui freinent leur coopération. Enfin, il faut aussi savoir que le golfe est riche en hydrocarbures et qu'il représente pour les pays riverains un enjeu économique majeur.
Le cercle semble donc fermé. Que faire? Satisfaire les besoins des populations en autorisant la chasse aux tortues, ou bien protéger la survie des tortues pour assurer la pérennité de la biodiversité, et éventuellement le développement de l'écotourisme? Mais comment développer l'écotourisme pour qu'il constitue une source de revenus pour les populations, sans modifier leur mode de vie séculaire, tout en protégeant les tortues? Finalement, la seule chose qui conduise au consensus, c'est l'extension des champs pétrolifères qui promet un retour sur investissement plus rapide. Oui mais alors... quelle garantie a-t-on que les dividendes de ces forages soient redistribués aux populations riveraines du golfe? Ceci n'est pas une allégorie. La question que pose la protection des tortues est globalement celle des arbitrages que nous devons faire si l'on veut prétendre au développement durable... pour tous. Et dans un calendrier économique et humain qui dépasse notre propre génération.
Comprendre plutôt que savoir
L'analyse du Dessous des Cartes est donc d'abord le produit d'une démarche méthodologique. Mais elle est aussi le fruit de nombreux "voyages géopolitiques" entrepris dans le cadre de missions d'étude, d'enseignement ou humanitaires.
Voyage à Lhassa, par exemple, au cours duquel l'observation attentive des circulations urbaines et leur superposition aux parcours de pèlerinages permettent de comprendre comment l'administration chinoise modifie la géographie religieuse de la ville afin d'effacer peu a peu l'identité d'un peuple pour qui être tibétain, c'est être bouddhiste .
Voyage au Burkina Faso aussi, où une approche problématisée de ce petit pays géographiquement enclavé au cœur de l'Afrique subsaharienne permet de comprendre comment, en s'ajoutant les uns aux autres, de multiples facteurs finissent par l'enclaver aussi dans la pauvreté. C'est bien le sens de ces voyages et des observations lentes et transversales qu'ils permettent que les "itinéraires géopolitiques" proposés dans la première partie de ce livre tentent de restituer. Européens, américains, orientaux, asiatiques ou africains, chacun de ces itinéraires peut être emprunté séparément. Mais ce n'est que réunis qu'ils donnent de la mesure au monde et à ce qui l'anime. Car chaque pays s'inscrit dans un ensemble à la fois historique, géographique, culturel, voire idéologique.
Le nom donnée à la seconde partie de cet atlas, «Le monde qui vient», fait lui référence au Monde d'hier de Stefan Zweig, où peu de temps avant de se suicider, l'auteur décrit l'incroyable confort matériel, moral et intellectuel dans lequel vivent les milieux littéraires, politiques et artistiques européens à la veille de la Première Guerre mondiale qui allait déchirer durablement l'Europe. Où l'on comprend comment la force des certitudes rend aveugle, et comment la confiance qu'on avait alors dans le progrès scientifique ou dans le sens de l'histoire avait fini de persuader les Européens que la paix était éternelle.
Le Kurdistan |
C'est donc pour déconstruire les "prêt-à-penser" que ces certitudes fabriquent, que l'atlas propose dans sa deuxième partie quelques réflexions plus conceptuelles sur la santé mondiale, sur la guerre et ses mobiles, ou sur le terrorisme. On s'aperçoit ainsi, en classant les attentats et en les comparant sur plusieurs planisphères, qu'à l'échelle des trois dernières décennies, le terrorisme islamique n'est responsable que d'une petite part d'entre eux. On peut d'ailleurs en profiter pour se demander si le terrorisme - à cette échelle - n'est pas en train de changer le visage de la guerre, dans le lien qui existait entre État, guerre et territoire. Combattant nomade mondial n'offrant pas d'ennemi localisé et identifiable, absence de champ de bataille, pas d'objectif politique et national à négocier: la géographie sert-elle vraiment toujours à faire la guerre ?
La décision politique pour ces domaines peut-elle encore se faire à l'échelle nationale, justement? Qu'on en juge : OGM, grippe aviaire, pandémie du sida, pluies acides, pollutions marine ou terrestre, réchauffement du climat, migrations, etc., autant de phénomènes économico-politiques qui constituent d'autres faces de la globalisation et qui dépassent les capacités de gestion et de traitement des seuls États. Mondialisés, ces phénomènes ne sont plus « inter nationaux», mais transnationaux. Ensemble, ils montrent que la souveraineté partagée se révèle peut-être plus adaptée pour répondre à ces phénomènes, les virus ou les pollutions ne respectant vraiment pas les frontières des États. La question désormais posée est bien de savoir si le système d'État-nation reste pertinent, et partout, quand il s'agit de gérer la planète.
De l'usage des cartes
Dans Terre des hommes, Antoine de Saint-Exupéry parle de son avion comme d'un "outil pour comprendre les vieux problèmes des hommes"... Un peu comme les cartes en somme! Parce qu'elle donne à voir l'entièreté du monde en un clin d’œil, parce qu'elle réussit l'impossible compromis entre science, art et politique, parce qu'elle parvient à conjuguer la réduction mathématique des mondes, l'expression de phénomènes économiques, sociaux ou géopolitiques, avec la beauté des lignes, des formes, des trames et des teintes, la carte fascine.
Parfois belles, parfois secrètes, souvent complexes et toujours spécifiques, les cartes de cet atlas appellent d'abord la lenteur. À la fois texte, objet et miroir de notre terre en réduction, il faut, pour en saisir le sens, aller de l'une à l'autre, revenir, hésiter. Comparer, superposer ou faire varier les échelles.
Comparer... Prenons la carte des Balkans aux XVème et XIXe siècles, à la zone de contact entre l'Empire austro-hongrois au nord et l'Empire ottoman au sud. On voit là une zone de «confins militaires», un peu comme un triangle dont la pointe semble se diriger vers Vienne, et où l'armée des Habsbourg et celle de la Sublime-Porte se trouvent face à face. Prenons ensuite la carte de la même région à la fin du XXe siècle. On s'aperçoit alors que la pointe du triangle est devenue la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie, au terme de plus de trois années de guerre, entre 1992 et 1995.
Superposer... Quand on la regarde seule, la carte des zones de famine, de pénurie et de malnutrition en Afrique depuis vingt ans n'indique pas grand-chose sur les causes des crises alimentaires. En revanche, quand on la superpose à la carte des conflits, on s'aperçoit que la géographie des zones de famine coïncide souvent avec celle des zones de guerre. Car c'est l'homme et la guerre qui créent la faim, pas le vent ni l'absence de pluie. Du moins plus aujourd'hui.
Varier les échelles... Sur la carte, l'île de Diego Garcia ressemble d'abord à n'importe quel atoll de l'océan Indien. Et pourtant, sous souveraineté britannique, elle est louée par le Royaume-Uni aux États-Unis depuis 1966, et l'îlot sert aujourd'hui de base aux bombardiers américains qui partent en mission vers l'Afghanistan, l'Irak, le golfe Persique ou même la Somalie. Autrement dit, loin d'être un atoll perdu dans l'océan, le changement d'échelle de carte révèle qu'il est au contraire central dans le dispositif de communication qu'utilisent les flottes militaires américaines entre le Pacifique, l'Asie et l'Afrique.
Les sites pétroliers |
Du succès des cartes
Dans notre imaginaire comme dans notre quotidien, pour situer ou pour trancher, les cartes jouent leur rôle et remplissent de nombreuses fonctions. Objet depuis longtemps familier pour marcher, pour conduire ou pour enseigner, elles sont désormais un instrument de pilotage, de simulation et même de décision grâce aux logiciels SIG (systèmes d'informations géographiques). Souvent de grande beauté, toujours pédagogiques, elles portent les fantasmes du voyageur et de l'explorateur que l'inconnu attire - terra incognita. Elles sont indispensables aux stratèges et aux militaires tant à l'échelle opérationnelle que tactique. Et puis la carte offre cet avantage de ne point exiger de traducteur, ni même d'apprentissage préalable, comme l'exige l'usage de la boussole. En somme, le monde envoie ses questions, les cartes y répondent.
Comme "l'homme blanc qui ne voit que ce qu'il sait", elles nous donnent l'impression de pouvoir embrasser une réalité que nous savons, mais que nous ne voyons pas: ce sont les nappes de pétrole et les enjeux qui y sont associés, le passage des détroits et le besoin de contrôle qui en découle, les déplacements de population et les rivalités autour d'une frontière. De tout cela, les cartes se chargent.
Enfin, la carte révèle. Car quand l'histoire s'accélère, la géographie se transforme: on l'a constaté avec l'apparition du réseau TGV en France et en Europe, la fin de l'Union soviétique, l'apparition d'Internet, ou celle des réseaux terroristes mondiaux. Ainsi, voilà quinze ans qu'avec constance, pédagogie et facilité, les cartes permettent au Dessous des Cartes de montrer, de raconter et d'expliquer les évolutions du monde depuis la chute du mur de Berlin: mouvements stratégiques, changements géopolitiques, nouveaux tracés de frontière, peuples patrimoines fragilisés, nations et nationalités, religions, flux de la mondialisation et changements climatiques. Les cartes sont des passeurs de savoir.
Cependant, tout ne se dit pas avec les cartes, en particulier la "vérité"... surtout quand elle est politique. Car la carte constitue aussi un outil privilégié de manipulation.
Des limites des cartes
Pendant les quatre siècles qui vont des grandes découvertes du XVe siècle à la colonisation des Amériques, de l'Afrique et de nombreuses parties de l'Asie, la carte est un instrument privilégié des Européens pour s'approprier le monde, et pour entériner leur action : tracés du premier partage du monde que fut en 1494 le traité de Tordesillas entre les couronnes d'Espagne et du Portugal, portulans décrivant les côtes marocaines puis brésiliennes à mesure de la progression des navigateurs lancés par le prince portugais Henri le Navigateur, redécoupages de l'Europe au congrès de Vienne en 1815 à la fin de l'empire napoléonien, ou encore tracés des frontières du continent africain aux congrès de Berlin en 1884-1885, etc.
Le XXe siècle, lui, se présente comme celui de toutes les manipulations cartographiques. On se souvient de l'Allemagne qui, dès 1925, c'est-à-dire seulement six ans après le traité de Versailles, publie une carte montrant "l'encerclement de l'Allemagne par la Grande et la Petite Entente", donnant ainsi l'impression que le pays est assiégé. Une impression que confirment ensuite les cartes éditées par le Parti national-socialiste dès son arrivée au pouvoir en 1933. En fabriquant visuellement un complexe obsidional allemand, les cartes contribuent à valider le concept d'espace vital - rapport population/territoire/ressources - que le pouvoir nazi agite à la fois pour stimuler le nationalisme et pour justifier l'expansionnisme. Songeons aussi au poids de la carte que Russes, Anglais et Américains dessinent à Potsdam et à Yalta avec la victoire en vue sur le nazisme, et qui conduit à diviser l'Europe et les Européens pendant près de cinquante ans.
Est-ce seulement du passé? On trouve toujours aujourd'hui ce lien très étroit qui associe le territoire, l'avenir politique d'un État et la cartographie, avec le cas actuel d'Israël et des territoires palestiniens. En effet, on peut se demander si cette barrière debout aujourd'hui ou démolie demain n'a pas aussi pour vocation de préfigurer le tracé d'une future frontière pour l'État palestinien. Car dans cette région plus qu'ailleurs, vu les faibles superficies concernées, la carte enseigne que la réalité politique se joue par une inscription de l'État sur le sol. Ainsi, la fixation de la frontière libano-israélienne que permettait le retrait de l'armée israélienne du Sud-Liban au printemps 2000 fut-elle le résultat de quatre mois de travail intense et de négociations ardues, menées parfois au mètre près, arbitrées et validées par les experts géomètres des Nations unies.
Si la carte fixe des limites, elle fige aussi des représentations. C'est bien ce qu'en retiennent certains États qui tentent de forcer le droit international en s'appuyant sur des cartes. En somme, des États "menteurs cartographiques". Certaines librairies de Santiago du Chili vendent ainsi des cartes qui, en prolongeant le pays jusqu'au pôle Sud, lui attribuent de facto une part du "camembert» antarctique. Or le Chili est signataire du traité de Washington de 1959 qui, justement, suspend toute revendication de souveraineté sur le continent glacé. De la même façon, les cartes éditées au Maroc attribuant le Sahara occidental au royaume chérifien alors que ce vaste territoire décolonisé par l'Espagne en 1976 ne possède pas de statut juridique qui soit internationalement reconnu, le peuple sahraoui réclamant son indépendance ou une large autonomie. Autre exemple encore: des cartes politiques syriennes vues à Damas ou à l'Institut du monde arabe à Paris, qui montrent un bassin méditerranéen d'où les États d'Israël et du Liban ont disparu, sans doute tombés dans la Méditerranée. La carte est donc objet de manipulations, discrètes ou ostentatoires, volontaires ou non. Prenons le cas politiquement sensible et culturellement passionnant de la représentation cartographique du monde musulman. Que doit-on montrer sur une carte pour représenter l'islam? Question d'autant plus difficile que les appartenances religieuses ne sont pas des données géographiques comme les rivières ou les reliefs ; ni des données politiques comme les frontières. Les phénomènes culturels ou religieux ne sont pas des objets physiquement inscrits dans l'espace. Faut-il alors créer une carte des pays où l'islam est présent? Où il est majoritaire? Où une majorité d'habitants sont nés de parents musulmans? Où les habitants sont croyants? Pratiquants? Où la loi islamique est pratiquée? Ces hésitations sont d'autant plus pertinentes que la grande civilisation islamique se présente aujourd'hui comme une religion multiple: car si elle s'appuie au départ sur un texte fondateur commun, elle a depuis évolué dans des écoles différentes, sous des formes différentes et s'est divisée en des courants différents. Or, la plupart des "cartes de l'islam" que nous voyons dans les journaux ou même certains atlas ne distinguent pas les chiites des sunnites, les Turcs des Arabes, les zones habitées des zones désertiques, ou encore les pays laïcs des théocraties. D'où ces grandes masses de couleur - toujours vertes ! - où ne sont exprimées ni l'intensité ni la nature du phénomène religieux, ni son empreinte géographique réelle. En ignorant cette complexité, fort difficile à représenter par ailleurs, la simplification de la carte revient à tronquer la réalité. Elle en donne une représentation où viennent s'engouffrer des thèses généralisantes, culturellement perverses, politiquement dangereuses. Comme celles qui substituent à "l'ennemi" soviétique d'hier un successeur islamiste aujourd'hui.
Le 7eme continent |