lundi 1 août 2011

Le futur, enfin !

Longtemps, l'homme et Dieu se sont partagés le temps. A l'homme le passé qui s'installe en propriétaire dans sa prodigieuse mémoire pour asservir sa conscience par des processus complexes et incontrôlables. A Dieu le futur, objet de toutes les peurs et de toutes les superstitions comme si, pour chacun d'entre nous, l'horizon ne peut être rien d'autre que sa propre finitude.


Penser au futur, c'est penser à la mort, et chacun a mille secrets pour s'en dispenser. Si Dieu a toujours des parts dans l'avenir, "le marché" en est depuis moins de deux siècles l'actionnaire majoritaire. Si matérialiste soit-il, ce dernier a acquis une dimension presque spirituelle, comme si ses mécanismes nous échappaient et qu'il était une force au-dessus de la nôtre.

L'exemple le plus flagrant est celui du réchauffement climatique. Depuis plusieurs décennies, nous savons qu'il nous conduit à des affres dont le pire pourrait bien être la disparition des espèces vivantes, et de la nôtre en particulier, de cette planète. Qu'attendons-nous pour agir ? Que le marché, autrement dit un agrégat informel d'individualités à intérêts divergents, daigne prendre en considération cette donnée pour la transformer en débouché économique.

En littérature, rares sont les "écrivains du futur" qui ont réussi à capter la considération des critiques et du public, comme si le fait de torturer son propre passé ou celui de notre collectivité suffisait à conférer des lettres de noblesse. Il faut dire que, dans bien des cas, imaginer l'avenir revenait à créer des caricatures de nous-mêmes dans un futur où tout n'était qu'agression. Deux des plus grandes oeuvres d'anticipation qui ont frappé les esprits depuis celles de Jules Verne, "1984", de George Orwell, pour la littérature, et "2001: L'Odyssée de l'espace", de Stanley Kubrick, pour le cinéma, ne se sont pas révélées de justes prophéties mais de merveilleuses alarmes.

L'homme est conservateur par essence. L'idée que tout était mieux hier, que le bon temps est derrière nous et que l'avenir ne sera jamais aussi bien est ancrée dans bien des esprits. Nous avons une capacité unique à regretter ce qui souvent n'a pas eu lieu, à créer une nostalgie presque mythologique. Les sciences du passé, histoire, archéologie, psychanalyse et tant d'autres, sont consacrées et alimentent nos débats. Celles du futur inquiètent comme une vieille voyante.

Dans le monde de l'information, le futur est souvent réduit à la portion congrue. Pourtant, informer c'est autant parler de ce qui va se passer que de ce qui s'est passé. Certes, on aime les spéculations sur l'issue des scrutins à venir, et les instituts de sondage se régalent, sans toujours en avoir conscience, de nous dire pour qui il faut voter au prétexte de nous dire pour qui nous allons voter.

En dehors de ces congrégations de statisticiens qui prennent plus souvent notre température que ne le ferait une infirmière de garde dans un service de réanimation, la presse écrite comme parlée aime ressasser le passé, le commenter comme on presserait un fruit jusqu'à la peau, mais des grandes orientations futures de notre civilisation, l'égoïsme générationnel l'en prive: 1968 mobilise plus de colonnes et d'émissions de télévision que 2068 n'en fera jamais.

Nos médias bavards jusqu'au radotage se font moins diserts lorsqu'il s'agit d'imaginer ce que notre société va devenir pour le meilleur comme pour le pire, comme si la course engagée avec le pouvoir ne se réduisait qu'à interpréter le passé et à oblitérer le présent. Il est vrai que nous sortons d'un siècle, le XX°, où nous nous sommes sidérés nous-mêmes. Nous qui craignons l'apocalypse, nous avons déjà flirté avec elle deux fois, en l'embrassant à pleine bouche à vingt ans d'intervalle. Depuis, nous nous interrogeons pour savoir si nous sommes capables de faire encore pire.

Nous ne sommes en mesure d'aborder l'avenir que par projection du passé. Pourtant, qu'est ce qui nous dit que l'homme, sans renoncer à la guerre, ne pourra pas demain - et il en est proche - inventer des armes qui éliminent sans tuer, comme dans un jeu de poker où les perdants se retirent les uns après les autres. Au lieu d'être massacré, l'ennemi pourrait par exemple être cryogénisé, le temps que le conflit se termine et que le vainqueur dicte ses conditions au vaincu. Nous qui craignons tant la mort, qui nous dit qu'un jour nous ne pourrons pas prétendre à l'immortalité, avec son pendant, le vertige de l'infini ?

Mais sans aller si loin, qu'en sera-t-il de nos libertés si demain le monde est un champ de caméras, si les maîtres du Web sont capables de nous passer au scanner, y compris quand notre ordinateur est éteint ? Le mensonge, un des propres de l'homme, ne risque-t-il pas d'être menacé par une génération à venir de détecteurs individuels qui nous obligerait à ne dire que la vérité, au risque de ne jamais trouver le repos ? Le temps de la grande migration de notre espèce vers d'autres planètes, fuyant ses propres turpitudes ou celles de la nature, est une hypothèse crédible, même si elle est lointaine. Qui peut jurer que bientôt nous ne serons pas en mesure de faire la preuve de la non-existence de Dieu ou, a contrario, de son existence incontestable ?

Quelle avancée ce serait pour l'humanité d'arrêter de s'entretuer sur des hypothèses ! Mais, tout près de nous, il est aussi bon de s'interroger pour savoir si, plus prosaïquement, des technologies qui nous sont vendues comme étant celles du futur, l'éthanol par exemple, ne sont pas déjà du passé.

Ce que l'avenir partage avec l'Histoire, c'est cette lutte permanente entre l'intérêt général et des intérêts individuels, parfois concordants, souvent contradictoires. L'évolution technologique n'a de sens que si elle nous sert tous, sans nous asservir. Pour un média écrit réputé, s'emparer du futur, c'est élargir délibérément le spectre de l'information, tout en donnant un gage supplémentaire de cette vigilance de la presse qu'attendent les lecteurs face à la course au pouvoir qui se déroule dans l'ombre, dans l'indifférence du plus grand nombre inféodé à ses tâches quotidiennes.

Source:
Marc Dugain
Le Monde Hors Serie Octobre 2007, "Vivre en 2020"



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