Le doute maintient les sens et l'esprit toujours disposés à accueillir et concevoir la nouveauté. La certitude est une fermeture à l’évasion, un blocage de l’imagination. Il est parfois préférable de reculer devant l’affirmation. Car le doute implique-t-il nécessairement une résolution qui le dépasse ? Ce peut être un plaisir et une sagesse que de s’arrêter sur un doute. Dans la culture, toutes les disciplines s’interpénètrent. À l’égard du doute et même de l’erreur, des penseurs et non des moindres ont donné au doute une place centrale dans leurs spéculations, jusqu’à en faire, comme eux, une fin en soi.
Vers le VIe siècle avant notre ère est né au pied de l’Himâlaya un prince, Siddhârtha Gautama du clan des Shâkya, qui a renoncé à tous les privilèges royaux et a vécu une vie austère de religieux errant, pour se faire non pas philosophe, mais « médecin de la douleur des hommes ». Il est alors le Buddha « l’Éveillé ». À la manière d’un médecin il a reconnu la violence et tous les maux de la vie ordinaire comme symptômes extérieurs d’un mal plus profond qu’il définit comme un cycle incessant de phénomènes psychologiques s’enchaînant les uns aux autres, dont le premier moteur est le désir et qui détermine indéfiniment naissance et renaissance. Si c’est dans l’esprit des hommes que naît la douleur de l’expérience, le remède est la discipline de l’esprit. Dans le cycle des opérations psychologiques, on peut agir sur le désir, le contrôler en dépréciant les objets qui le suscitent. On peut aussi agir sur les opérations de la connaissance, assurer la perfection d’une connaissance en la mettant à sa place dans ses limites, en éludant les fausses certitudes.
Et dans son enseignement le Buddha a effectivement éludé l’affirmation comme la négation, s’est placé à l’écart des grandes controverses philosophiques, s’est tenu à égale distance des thèses opposées. Il a ainsi fondé une « voie du milieu », destinée à un immense développement tout au long de l’histoire. C’est ce qu’on appelle le Madhyamakashâstra « la science du milieu », une discipline à part entière.
Le grand docteur bouddhiste, Nâgârjuna qui a vécu vers le IIIe siècle de notre ère dans le sud de l’Inde, a porté sur le plan métaphysique le doute sur les opinions divergentes et l’attitude de ne prendre parti pour aucune. Mais, si l’on reste au niveau du doute sans opter pour l’une ou l’autre de deux alternatives, quel est le moyen terme où s’engager ? Pour Nâgârjuna le « milieu » est de proclamer l’inanité des deux alternatives. C’est la célèbre « vacuité d’être » propre du bouddhisme.
On ne prendra pas cette démarche comme une méthode de recherche de la vérité. Elle ne mène pas, elle ne doit pas mener à une décision sur une vérité. Elle est une discipline pour se pénétrer de l’impermanence des choses, de l’infirmité du psychisme de l’homme à accéder à la vérité absolue. Le but final est de se dégager de l’attachement aux choses du monde en prenant conscience de leur absence de valeur absolue. Cela traduit l’idée d’une ignorance métaphysique, celle de la vacuité. Dans l’expérience pratique le connaissable accessible à l’homme peut être pris pour une réalité, mais cette réalité est une couverture d’une réalité ultime qui est la vacuité. Or c’est dans l’expérience de cette réalité empirique, seconde, dite « de recouvrement », que l’homme rencontre inévitablement la douleur. L’issue hors du mal de vivre est de mettre à leur place de vérité seconde les connaissances qui nous sont accessibles.
Vers la même époque que le Bouddha, dans la même plaine du Gange est né un autre prince, Vardhamâna Mahâvîra, qui de la même façon a renoncé aux privilèges de la noblesse et partant des mêmes principes a vécu une semblable règle de vie. On leur a donné à tous deux le titre de Jina « le Vainqueur », parce qu’ils avaient vaincu leurs passions. L’histoire a cependant fait diverger profondément les religions qu’ils ont fondées. Le bouddhisme a quitté son pays d’origine pour conquérir toute l’Asie orientale.
Le jainisme est resté indien. Il concoit la destinée humaine comme affectée par un lien aux actes, servitude dont on se dégage par une connaissance transcendantale, apanage des âmes délivrées, telles que ceux qu’on appelle les Tîrthankara « Passeurs de gué », suprêmes guides vers la transcendance. À la connaissance parfaite s’oppose la connaissance empirique et il importe de prendre conscience du caractère relatif de cette dernière. A cette fin les logiciens jaina qui n’ont pas connu de limites à la subtilité, ont édifié une théorie du doute qu’ils ont appelée anekânta-vâda « doctrine des multiples points de vue ». Les choses ont une infinité de propriétés. L’être non-omniscient qu’est tout homme en ce monde ne peut en toute conscience faire d’affirmation absolue à partir d’un seul aspect des choses.
Les logiciens jaina ont synthétisé la prise de conscience de la diversité des points de vue en lui donnant une forme verbale dans une série de sept formules.
Ils l’appellent saptabhangî « les sept inflexions » de la connaissance, ou encore syâd-vâda « doctrine du peut-être ». Chaque formule comporte le mot sanscrit syât qui est le potentiel du verbe asti « être ». Il se traduit littéralement par « peut-être ». On pourrait traduire l’idée qu’il contient par « d’une certaine façon ». Il s’agit dans toute proposition affirmative ou négative de réserver la possibilité de tout autre point de vue, voire de déclarer son indétermination. Voici donc les sept inflexions jaina de la connaissance :
- syâd asty eva « peut-être existe-t-on », c’est-à-dire que l’on existe d’une certaine façon, par exemple en tant qu’homme, sur cette terre, en tel temps, mais pas autrement ;
- syân nâsty eva « peut-être n’existe-t-on pas », négation qui réserve la possibilité des points de vue précédents ;
- syâd asty eva syân nâsty eva « peut-être existe-t-on, peut-être n’existe-t-on pas », d’un certain point de vue, la durée de la vie humaine par exemple, existence et non-existence se succèdent ;
- syâd avaktavyam eva « peut-être est-ce non-exprimable », d’un autre point de vue, on ne peut parler d’existence et inexistence simultanées ;
- syâd asty eva syâd avaktavyam eva « peut-être existe-t-on et peut-être est-ce non-exprimable » ;
- syân nâsty eva syâd avaktavyam eva « peut-être n’existe-t-on pas et peut-être est-ce non-exprimable» ;
- syâd asty eva syân nâsty eva syâd avaktavyam eva « peut-être existe-t-on, peut-être n’existe-t-on pas et peut-être est-ce non-exprimable ».
Tout ceci est un entrainement à considérer la multiplicité des vues possibles sur les choses, une invitation à s’arrêter sur la relativité des connaissances. On a parfois interprété la vacuité bouddhique comme un nihilisme, le doute jaina comme un scepticisme. Cette discipline de doute ne dissout pas, ni ne relativise pas la réalité empirique en tant que telle. Elle renseigne seulement sur la fragilité des certitudes, la vacuité des affrontements d’opinions, la vertu de la pratique des multiples points de vue et leur inspirent la tempérance des jugements et le respect de l’opinion d’autrui. La pratique du doute présente les vertus idéales à opposer aux tensions, aux heurts, à la violence. Le doute présente des vertus ancrées dans le respect d’autrui, la tolérance et la non-violence.
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