Un monde fini
Il semble que nous n’ayons toujours pas pris la mesure de ce changement de paradigme qui a fait passer l'habitat humain d’un monde vaste et inexploré, peuplé de « terrae incognitae » exploitables à l’infini, à un monde fini, totalement accessible, caractérisé par des ressources limitées et des capacités de renouvellement réduites.
Ce changement d’échelle doit entraîner avec lui un renouvellement de nos représentations : d’une période d’abondance où tout semblait illimité, nous sommes passés à une période de rareté marquée fondamentalement par la finitude. L’enjeu majeur, aujourd’hui, consiste à faire en sorte que cette rareté ne se transforme pas en pénurie, entraînant avec elle son lot de barbarie et de risques pour la démocratie.
La décroissance : un projet de société
La décroissance est un projet de société ou encore un projet politique si l’on donne à ce terme un sens large conforme à son étymologie grecque d’organisation de la vie de la cité (Polis). Il s’agit d’un projet humaniste visant à renouveler le rapport que nous entretenons avec la nature comme avec autrui. En effet, prenant acte des limitations matérielles de notre terre mais aussi d’une forme d’anti-humanisme inquiétante produite par l’organisation néolibérale de nos sociétés, la décroissance préconise une révolution culturelle et sociétale qui consisterait en la sortie hors du système productiviste et « économiciste » dans lequel nous vivons. Cette révolution nécessite bien sûr un renouvellement complet de notre conception du progrès qui est fondée aujourd’hui quasi exclusivement sur l’objectif d’accumulation quantitative.
Les formules « plus de liens moins de biens », « abondance frugale », « sobriété heureuse » ou « décroissance conviviale » illustrent à ce titre la demande de la sphère décroissante en faveur d’une économie solidaire attentive au bien-être et à la qualité de vie des individus, loin des exigences de productivité, de rentabilité maximale et d’accumulation du profit (pour le compte de quelques uns comme le montre la crise que nous traversons), qui constitue la logique motrice du système économique dominant.
On notera à ce sujet que l’idéal d’une croissance indéfinie n’est jamais interrogé en tant que telle par les acteurs du système. Contrairement aux penseurs d’alternatives qui doivent constamment affronter l’objection du caractère irréalisable de leur projet, en revanche, ceux qui prônent une croissance exponentielle dans un monde matériellement fini n’ont jamais à justifier la dimension pour le coup véritablement irréaliste de leur programme.
La question du sens (« croître pour croître ? ») est, elle aussi, systématiquement évacuée des débats au nom de la sacro-sainte « (dé)raison économique » et de la Realpolitik qui l’accompagne.
C’est donc rien de moins qu’un tournant social, économique et anthropologique que la décroissance veut faire prendre à la modernité. « Transformation des institutions existantes » mais aussi changement de mentalité.
La décroissance n’est pas la croissance négative
Si le concept de décroissance, relativement récent, reste à maints égards encore en chantier, une chose est certaine : la décroissance n’est pas, comme ses détracteurs aiment à le dire, le pan négatif de la croissance. Elle repose sur une toute autre représentation du monde, sur des fondements opposés à ceux de l’idéologie capitaliste à laquelle, seuls, appartiennent les maux que l’on connaît aujourd’hui (récession, chômage, déclassement social…).
Une consommation écologique n’implique pas une réduction du niveau de vie mais bien plutôt une conception différente du niveau de vie, où la possibilité de se balader dans la nature, de traîner et de bavarder au coin d’une rue, de jouir du silence ou d’un beau paysage, de voyager lentement, d’avoir du temps pour jouer, pour parler avec ses voisins ou tout simplement pour ne rien faire, serait privilégiée au détriment des satisfactions matérielles privées et de tous ces objets de consommation gaspilleurs de ressources qui nous éloignent de l’essentiel et qui au final n’alimentent qu’une seule chose : nos poubelles !
C’est dès lors à dessein que le mouvement de la décroissance s’incarne dans la figure emblématique de l’escargot et qu’il affiche sa proximité avec tous les mouvements nous invitant à décélérer.
La décroissance, à ce titre, vise à promouvoir l’autonomie du sujet et le bien-vivre dans une société marquée par l’hétéronomie et l’absence de projets collectifs.
L’exigence éthique d’émancipation du sujet
Si la croissance, en tant que système économique, social et politique, interroge fondamentalement la philosophie, c’est parce qu’elle est fondée sur une conception particulière de l’homme qui le réduit à une « machine désirante », cupide et intéressée, à un sujet « sans gravité » asservi aux besoins créés pour lui par la société marchande.
L’anthropologie capitaliste postmoderne produit en effet des individus incapables de se fixer des limites, de transmettre ou d’établir des repères pour les générations futures ; elle donne naissance à une « société troupeau », qui s’épanouit dans la satisfaction pulsionnelle immédiate et l’incitation à la jouissance. Enfermé dans la cage de fer d’une jouissance toute personnelle, l’individu auto-référé ne se conçoit plus spontanément en relation avec un tiers ou, le cas échéant, uniquement sous le mode de la contrainte légale ou sociétale.
Or, l’être humain ne peut en réalité s’abstraire, sans s’aliéner et s’annihiler en tant que sujet, des liens qui l’unissent aux autres et qui permettent de faire humanité et société.
Il ne peut de même s’abstraire des liens qui l’unissent à son environnement naturel, sans cette fois remettre en question la possibilité même de sa survie dans des conditions acceptables et humaines. À ce double titre, c’est bien l’humanité qui est en question tant au sens générique (les humains) qu’au sens philosophique (l’humanisme) dans la nécessité d’en finir avec le système capitaliste de la croissance.
La société de la frustration
Dans la perspective consumériste liée à la croissance, l’individu doit constamment ressentir le manque de l’objet produit, c’est-à-dire être en état constant de déséquilibre psychique. En devenant social (et non plus simplement biologique), le besoin perd sa limitation quantitative et temporelle ; il devient infini et indéfini, sans limite car sans objet propre, et peut ainsi satisfaire l’idéal consumériste d’une croissance continue.
Ainsi la société de consommation n’entraîne-t-elle pas, paradoxalement, un sentiment d’abondance et de satiété pour tous mais au contraire l’accentuation du sentiment de privation et de pauvreté relative pour la majeure partie (l’autre a ce que je n’ai pas).
Une utopie concrète
La décroissance de la sphère de l’économie, a comme objectif de fonder une société de décroissance où l’on vivrait « mieux avec moins ».
Cette « utopie concrète » comme se plaisent à la dénommer ses promoteurs, rencontre de nombreux problèmes de réalisation dont le premier est celui de sa mise en œuvre dans des démocraties libérales asservies au dogme de la croissance, aux intérêts du marché comme aux exigences consuméristes des électeurs. Comme il est nécessaire de le rappeler, les changements de conscience sont longs et lents à produire alors que le temps des catastrophes écologiques requiert des actions imminentes. Comment résoudre cette contradiction ?
Nul n’étant prophète en son pays et en son temps, comment dès lors conjuguer le temps long de la germination des esprits, l’asservissement au court terme de nos démocraties représentative et l’urgence de la crise écologique qui paradoxalement peine à se faire sentir ?
C’est tout naturellement la crise du capitalisme lui-même qui entraînera sa chute et avec elle, celles de tous les composantes systémiques qui l’accompagnent. C’est cela qui ouvrira la voie à l’après capitalisme en imposant cette évidence : le seul moyen de vivre mieux, c’est de produire moins, de consommer moins, de travailler moins, de vivre autrement…
La démocratie écologique
La décroissance n’invoque pas la mise en place d’une « dictature verte ». À rebours de l’hégémonie technocratique qui envahit nos institutions pseudo-démocratiques, les partisans de la décroissance ne veulent pas d’un renoncement collectif à la croissance hors du cadre démocratique considéré comme une valeur en soi.
La transformation radicale des institutions de la société » nécessite tout d’abord que le citoyen soit à nouveau associé aux décisions de la Cité, en accord avec un principe selon lequel les gens ordinaires sont bien plus empreints de « décence », de mesure et de prudence, que ceux qui nous gouvernent. Ce n’est donc pas sans fondement que la majorité des théoriciens de la décroissance invitent à réfléchir sur la limitation politique intrinsèque des institutions représentatives et militent parfois en faveur d’une démocratie directe.
Cette demande de revivification de la démocratie s’accompagne d’une exigence de « localisme » et de décentralisation, nécessaires à la fois en terme de production qu’en terme de décision politique. La question du rôle des Etats et des instances supra-nationales demeure, quant à elle, un sujet de division parmi les partisans de la décroissance. Pour ma part, j’inclinerais à penser que les deux niveaux (supranationaux et régionaux) seront nécessaires à la mise en œuvre d’une décroissance concertée, équitable et démocratique.
La question des institutions politiques nécessite d’être traitée avec une grande lucidité. Aussi faut-il récuser l’idée paresseuse selon laquelle démocratie et décroissance iraient forcément de pair et mettre en garde contre la possibilité de dérive que contiendrait une décroissance « subie » qui pourrait entraîner avec elle la chute des régimes démocratiques et leur dérive vers des régimes technocratiques ou écofascistes.
Pour éviter une telle dérive, il apparaît urgent de reconstruire politiquement la société, de redonner aux populations un projet collectif et une vision d’avenir réaliste qui se substituerait à l’unique rêve consumériste et productiviste de nos sociétés néo-libérales.
Cela n’ira pas sans une mue démocratique donnant aux individus la possibilité d’exercer leur jugement à travers des processus de réflexion et de délibération élargis à la totalité des citoyens. Et cela ne sera pas possible, comme le montre la place prépondérante accordée à l’éducation, sans une véritable information et formation critiques accordées aux citoyens, ce qui justifie, une nouvelle fois, le rôle primordial de la philosophie dans la Cité.
Extrait de l'édito de Anne Frémaux: Pour une philosophie de la décroissance (Eco, 30/09/2013)
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