vendredi 20 novembre 2020

Tout le savoir du monde: l’Encyclopédie des Lumières

Encyclopédie - Tome 1
L’Encyclopédie (de Diderot et d'Alembert) est une entreprise éditoriale, philosophique et scientifique menée par Denis Diderot et Jean le Rond d'Alembert dans l'esprit de la philosophie des Lumières et parue entre 1751 et 1766. Malgré l'arrêt du Conseil du roi de février 1752 qui fit interdire la publication de l'Encyclopédie, l'ouvrage est parvenu à poursuivre son cours. Voici comment elle réussit à paraître.

Le libraire Le Breton, en 1745, était entré en relation d'affaires avec John Mills, Anglais, et Sellius, Allemand. Ceux-ci l'incitaient fort à publier en français la Cyclopaedia de Chambers. Mais les trois hommes s'étant fâchés, Le Breton se tourna vers l'abbé Gua de Malves pour mener à bien son projet. Au bout de treize mois, l'abbé refusa l'offre. C'est alors que le libraire s'adressa à Diderot et d'Alembert, qui furent nommés codirecteurs de l'entreprise, le 16 octobre 1747. Aussitôt, le projet s'élargit. Diderot composa un "prospectus", qu'il fit diffuser en 1750 afin de faire connaître la teneur et les buts de l'Encyclopédie. On prévoit huit volumes de textes et deux volumes de planches. C'est alors que cinquante-cinq collaborateurs promettent leur concours. Parmi eux, on peut nommer Buffon, Rousseau, le président De Brosses, Dumarsais, Daubenton, d'Holbach, Jaucourt, qui va devenir la cheville ouvrière ; bref, nous dénombrons plus de cent soixante coauteurs.

Cependant, sa "Lettre sur les aveugles", en 1749, a valu à Diderot une incarcération à Vincennes. Fâcheuse affaire qui porte préjudice à l'œuvre en cours. En vérité, cette affaire attire l'attention des ennemis de l'esprit moderne et de l'entreprise des Lumières. On se rend compte alors de l'étendue de son succès. Les capitaux s'accroissent avec le nombre des souscripteurs: il y en avait 1000 à la parution du premier tome, en avril 1751, 2000 en février 1752, 3000 en septembre 1754.

Gravure pour une planche de chirurgie - Encyclopédie de Diderot et d'Alembert


Dès la parution du tome II, en janvier 1752, on vit la résistance s'organiser, et parvenir même à faire interdire l'ouvrage. Mais notre élite intellectuelle, sous l'impulsion ardente de Diderot, se démena tant et bien que l'œuvre poursuivit son cours. De tous les souscripteurs, pas un ne chercha à retirer son engagement: générosité et ouverture d’esprit sont attachées à cette publication.
Cependant l'article "Genève" qu'a écrit d'Alembert va-t-il remettre le feu aux poudres ? Un fâcheux résultat s'est déjà révélé: la rupture définitive avec Rousseau. Les pamphlets se multiplient, alimentent la guerre allumée par Palissot contre les Cacouacs. Ce terme a été inventé vers 1757 par les adversaires des philosophes des Lumières, en vue de railler plus particulièrement les auteurs de l’Encyclopédie. L'origine du mot est inconnue. On rapporte que Voltaire s'inquiète, qu'il cherche à persuader son ami d'Alembert de renoncer à ce "maudit travail". Mais il reste Diderot ! Lui, refuse de décevoir les souscripteurs, de ruiner les libraires, de priver les lecteurs d'un ouvrage unique. Il continue donc à œuvrer dans l'ombre, secondé par Le Breton, qui censure les textes à son insu, dit-on !

Un dîner de philosophes - Jean Huber (1772), Voltaire Foundation, Oxford

Que renferme donc ce monument pour faire couler tant d'encre et trembler tant de monde ?

C'est avant tout un "dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers", dont le cercle de connaissances devrait instruire l'honnête homme et tout professionnel du XVIIIe siècle. C'est un recueil de savoir et de méthodes concernant les sciences, la poésie, les beaux-arts, les arts libéraux et les arts mécaniques avec leur exercice, les métiers.

Malgré le handicap de l'ordre alphabétique qu'il s'impose, ce dictionnaire est raisonné, choisit les articles utiles, et, par un système de renvois, établit entre deux sciences ou deux arts la chaîne des raisons. Veut-on s'initier à la mathématique ? D'Alembert donne des leçons. Si l'on aspire à connaître l'histoire de la philosophie, Diderot l'enseigne. L'abbé Yvon explique la métaphysique, l'abbé Marellet, la théologie. Montesquieu, qui est l'auteur du Temple de Gnide, apprend ce qu'est le goût. Voltaire disserte sur l'élégance, l'éloquence, l'esprit. Buffon parle de la nature, d'Holbach, de la chimie. Les brillants médecins Bordeu, Venel, Barthez, entre autres, le grand chirurgien Antoine Louis consultent dans ces pages. Pour ce qui touche l'économie politique, Rousseau la développe.
Mais tant de noms célèbres ne sont pas les seuls à travailler à une si noble entreprise : de simples artisans font également part de leur expérience. C'est pourquoi rien n'échappe à ce catalogue dévoué à l'utile, rien, de l'émail à l'épingle, du jardinage à l'encaustique, du canon à l'orfèvrerie, des forges au velours, du sucre au miel, du sel au blason, de la serrurerie à la pompe à feu, de l'équitation à la marine.

Encyclopédie de Diderot et d'Alembert - Brasserie

L'article "Encyclopédie", rédigé par Diderot et placé en tête du premier volume après le "Discours préliminaire" de d'Alembert, définit le programme d'ensemble de l'ouvrage: le projet de l'Encyclopédie est de rassembler les connaissances acquises par l'humanité, son esprit une critique des fanatismes religieux et politiques et une apologie de la raison et de la liberté d'esprit. Diderot relie le projet encyclopédique à la philosophie, qui trouve en ce siècle son plus grand développement. l'Encyclopédie doit faire la synthèse (et le tri) des acquis humains et effectuer une généalogie des connaissances. Diderot emploie à cet effet une technique spéciale: des racines aux dernières branches, la connaissance progresse et porte ses fruits. L'encyclopédie est donc un arbre de la connaissance. Aussi, le projet antireligieux devient explicite. Non seulement la connaissance n'est pas interdite, mais elle est construite par l'homme, qui doit s'appuyer sur elle pour son bonheur.

L’article "Juif", introduit par le chevalier de Jaucourt et continué par Diderot avec pour intitulé Philosophie des Juifs est un modèle de tolérance dans la pure mouvance de Montesquieu, abondamment cité, et des penseurs protestants. Dans l’introduction, Jaucourt explique les préjugés dont les Juifs font l’objet et les décortique en donnant leur origine historique. La dispersion des Juifs est due à leur incapacité de "posséder aucun bien fonds et d’avoir aucun emploi..." La pratique de l’usure chez les Juifs découle du fait que les Chrétiens ne leur ont laissé "pour subsister, de ressources que le commerce grâce auquel ils se sont enrichis." Jaucourt conclut en reprenant Montesquieu… "En un mot on peut dire combien en tout lieu, on s’est joué de cette nation d’un siècle à l’autre. On a confisqué leurs biens, lorsqu’ils recevoient le christianisme ; et bientôt après, on les a fait brûler, lorsqu’ils ne voulurent pas le recevoir... " … et en constatant l’utilité des Juifs dans l’économie d’un pays:  "On s’est fort mal trouvé en Espagne de les avoir chassés ainsi qu’en France d’avoir persécuté ses sujets dont la croyance différoit en quelques points de celle du Prince." Diderot, dans la suite de l’article, fait une éloge de l’histoire ancienne d’Israël, ici citée : " ...mais quels hommes nous offre-t-elle qui soient comparables en autorité, en dignité, en jugement, en piété, en conscience, à Abraham, à Isaac et à Jacob ? ... Mais nous voilà parvenus au temps de Moïse ; quel historien ! Quel législateur ! Quel philosophe ! Quel poète! Quel homme !.. "

Le Pantographe - Encyclopédie de Diderot et d'Alembert
Il s'agit pour Diderot de "tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement". Il procède à cet effet à une mise en ordre rationnelle (encyclopédie "raisonnée") alphabétique. Il s'appuie sur la classification des facultés et des sciences établie par le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626). Nouveauté, Diderot utilise les "renvois" ("de choses" et "de mots") pour faire circuler le lecteur à travers cette forêt de connaissances.

Le trajet raisonné induit par les renvois construit progressivement un discours sceptique: l'analyse des mythologies fait douter de la vérité de la religion chrétienne, l'étude de l'histoire ancienne ou des mœurs des pays lointains conduit à porter un autre regard sur notre politique et nos mœurs, selon un procédé cher aux Lumières - à l'œuvre de Voltaire, la convocation "encyclopédique" (en un cercle) du savoir visant bien plus à provoquer une réflexion et une relativisation politique qu'à seulement instruire. Toute la ruse et l'idéologie de l'Encyclopédie est dans ces renvois, discrets mais efficaces.
  

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