Dans une société marquée par une citoyenneté à faible intensité, une désaffection galopante à l’égard de la politique, des débats creux et des arguments inexistants, le moindre appel à venir grossir le chœur des critiques est immédiatement salué. Et si l’auteur d’"Indignez-vous !" est Stéphane Hessel, un ancien résistant français et l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme, tandis que ceux de "Reacciona" sont des personnalités de grande envergure intellectuelle, alors il est impossible de les contredire – ou de nuancer leurs propos – sans passer pour un mercenaire à la solde du système.
Et pourtant… L’indignation est une vertu civique nécessaire, mais insuffisante. Je suis désolé pour ces auteurs, mais je vois les choses autrement et, pour moi, le problème fondamental est ailleurs. Pour commencer, ce n’est pas l’indignation qui nous manque, bien au contraire. De l’indignation, il y en a partout: quand on fait un peu de zapping, on tombe essentiellement sur des gens indignés (en particulier sur les radios d’extrême droite). Ils sont indignés, par exemple, ceux qui croient que l’Etat providence recule, mais aussi ceux qui considèrent qu’il va trop loin, ceux qui pensent qu’il y a déjà trop d’étrangers, les fanatiques en tout genre, ceux dont la peur est aiguillonnée par d’autres qui aspirent à la gérer.
Nos sociétés regorgent de gens qui sont “contre”, tandis que se raréfient ceux qui sont “pour” quelque chose de concret et d’identifiable. Ce qui mobilise aujourd’hui, ce sont des énergies négatives d’indignation et de victimisation. Tout le problème consiste à savoir comment y faire face.
Et pourtant… L’indignation est une vertu civique nécessaire, mais insuffisante. Je suis désolé pour ces auteurs, mais je vois les choses autrement et, pour moi, le problème fondamental est ailleurs. Pour commencer, ce n’est pas l’indignation qui nous manque, bien au contraire. De l’indignation, il y en a partout: quand on fait un peu de zapping, on tombe essentiellement sur des gens indignés (en particulier sur les radios d’extrême droite). Ils sont indignés, par exemple, ceux qui croient que l’Etat providence recule, mais aussi ceux qui considèrent qu’il va trop loin, ceux qui pensent qu’il y a déjà trop d’étrangers, les fanatiques en tout genre, ceux dont la peur est aiguillonnée par d’autres qui aspirent à la gérer.
Nos sociétés regorgent de gens qui sont “contre”, tandis que se raréfient ceux qui sont “pour” quelque chose de concret et d’identifiable. Ce qui mobilise aujourd’hui, ce sont des énergies négatives d’indignation et de victimisation. Tout le problème consiste à savoir comment y faire face.
C’est ce que Pierre Rosanvallon a appelé l’"ère de la politique négative", où ceux qui s’opposent ne le font plus à la façon des rebelles ou des dissidents d’hier, dans la mesure où leur attitude ne dessine aucun horizon souhaitable, aucun programme d’action. Dans ce contexte, le problème est de réussir à distinguer la colère régressive de l’indignation juste, et de mettre cette dernière au service de mouvements efficaces et
transformateurs.
Et si le public qui écoute, ravi, ces imprécations, n’était pas la solution, mais une partie du problème ? Demander aux gens de s’indigner, c’est leur donner raison de continuer à vivre comme jusqu’à présent, dans un mélange de conformisme et d’indignation stérile. Ce qui serait révolutionnaire, ce serait de rompre efficacement avec le populisme, avec cette immédiateté et cette adulation qui sont à l’origine de nos pires régressions.
Or ce type d’appels continue d’offrir des explications simples à des problèmes complexes. L’indignation cesse d’être une boutade inoffensive et incapable de modifier les situations intolérables qui la suscitent lorsqu’elle s’accompagne d’une analyse raisonnable du pourquoi, lorsqu’elle identifie clairement les problèmes au lieu de se contenter de débusquer les coupables, lorsqu’elle propose un horizon d’action.
Et si l’indignation agissait au profit de ceux qui se satisfont ou même qui sont responsables de l’état de fait contre lequel nous nous indignons ? Il n’est pas impossible que ces explosions de mécontentement irrité soient moins transformatrices de la réalité qu’un travail soutenu visant à formuler de bonnes analyses et à tenter patiemment d’introduire quelques améliorations. On pourrait parler d’une fonction conservatrice de l’indignation, qui stabilise les systèmes comme le font les soupapes de sûreté ou les infidélités passagères, si pratiques pour maintenir le statu quo.
Ce quelque chose en plus dont nous avons besoin pour nous diriger vers un monde meilleur n’est pas une dramatisation à outrance de notre mécontentement ; c’est une bonne théorie qui nous permette de comprendre ce qui se passe dans le monde sans céder à la confortable tentation d’escamoter sa complexité. Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut formuler des programmes, des projets et des formes d’exercice du pouvoir permettant une intervention sociale efficace, cohérente et susceptible de séduire une majorité qui ne soit pas composée uniquement de gens en colère.
Daniel Innerarity, philosophe espagnol, porte un regard sévère sur les appels à l’indignation qui fleurissent en librairie et dans la rue. Source: Courrier International n° 1073 du 26 au 31 mai 2011
Daniel Innerarity (1959-) |
Daniel Innerarity (Bilbao, 1959) est professeur de philosophie politique et sociale à l’université de Saragosse, Espagne.
Ce penseur spécialiste de l’espace public et des transformations à l'oeuvre dans la politique est l’auteur, entre autres, de "La Démocratie sans l’Etat, essai sur le gouvernement des sociétés complexes" (Flammarion, coll. “Climats”, 2006).
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