Il y a environ 200 000 ans, au milieu d'un buisson d'espèces humaines, en apparaît une qui va se développer de façon explosive à partir de -50 000 ans, pour des raisons biologiques mais aussi culturelles et sociales. Elle s'étend sur des territoires encore jamais peuplés par des espèces humaines, remplace toutes les autres, pour la première fois pousse à l'extinction de nombreuses espèces animales et exploite la planète comme cela n'a jamais été fait. L'histoire moderne est la continuation de cela, jusqu'à la conquête de la Lune.
Comment l'évolution nous a-t-elle produits?
L'évolution est surtout une histoire de disparitions. Au moins seize espèces d'hominines ont existé sur Terre. Le sécateur s'est acharné dans le buisson de l'évolution avec une pirouette finale qui a fait qu'une espèce a remplacé toutes les autres et provoqué la plus grande vague d'extinctions de l'histoire de la vie. La superfamille des hominoïdes, qui comprend aussi les grands singes, est sur le déclin, mais la seule espèce qui la représentera bientôt est, elle, en pleine explosion.
Est-ce parce que notre espèce était la plus adaptée?
L'évolution qui conduit à l'apparition et au développement d'une espèce est une sorte de bricolage, de compromis entre des contraintes contradictoires qui ne sont jamais entièrement satisfaites. Par ailleurs, dans le cas de l'homme moderne, les changements culturels sont trop rapides pour être suivis par la biologie. Les problèmes actuels, obésité, stress, maladies génétiques, etc. s'inscrivent dans cette évolution bricolage. Une bonne part de nos problèmes de santé viennent de ce que nous sommes toujours adaptés pour courir derrière les bisons dans les steppes et pas pour rester devant la télévision.
Alors, qu'avons-nous de plus que les espèces d'hommes disparues?
Chacune des espèces d'hominines du passé avait des fragments d'humanité. Il n'y a pas de "premier homme". L'homme est un animal bipède, avec un gros cerveau, qui parle, a une organisation sociale complexe, mange de la viande, fabrique des outils, utilise le feu, a des représentations symboliques. Chacun de ces critères se retrouve dans une ou plusieurs espèces du passé mais jamais tous. Ils ont été acquis sur de très longues périodes et de façon disparate, telle la marche redressée il y a plusieurs millions d'années. Le gros cerveau et l'organisation sociale remontent beaucoup moins loin. La capacité à représenter le réel de façon symbolique a quelques dizaines de milliers d'années.
De quand date l'humanité telle qu'elle nous correspond?
C'est très récent. Anatomiquement, des hommes très proches de nous remontent à 150 000 ou 200 000 ans. Quand on regarde le moulage endocrânien d'un africain vieux de 150 000 ans, il est très proche du nôtre. Pourtant, entre lui et nous, beaucoup de choses diffèrent encore. Par exemple, on ne connaît pas de représentation symbolique de cet âge. On a l'impression d'un décalage entre la biologie et la sphère technologique et sociale, comme si plus le cerveau se développe, plus il y a de zones à "remplir" avec de nouvelles fonctions. En réalité, depuis plus de deux millions d'années, les hommes ont ajouté de plus en plus d'adaptation culturelle, technique et sociale à l'adaptation purement biologique.
Mais nous sommes les seuls primates équipés pour parler...
Ce qui rend le langage possible, c'est une batterie de dispositions anatomiques sélectionnées pour autre chose que le langage. Dans l'évolution, on recycle des organes ou des portions d'organes pour de nouvelles fonctions. Les aires cérébrales importantes pour le langage (par exemple, l'aire de Broca avec ses neurones miroirs qui nous aident à identifier les intentions des autres) existent chez les chimpanzés. La descente du larynx, qui donne un grand volume au pharynx servant de caisse de résonance, existe aussi chez le chimpanzé, même si elle est moins importante. Elle s'est probablement faite au départ pour des raisons sans rapport avec la parole. La voix a une grande importance dans les relations entre individus, en particulier entre les sexes. Si l'on demande à une femme d'imaginer la taille d'un homme en écoutant sa voix, elle peut se tromper complètement sur ce point, mais sans le savoir elle fait généralement une bonne prédiction sur la taille du pharynx. La taille de celui-ci altère la voix et a probablement joué un rôle dans l'intimidation des autres mâles et l'attraction des femelles. Sur ce caractère, il est probable qu'il y a eu d'abord une sélection sexuelle et qu'ensuite il ait rendu possible l'articulation des sons.
Quand vous trouvez des restes fossiles, comment identifier les restes humains ?
Les questions sont différentes selon l'endroit où l'on se trouve dans l'arbre de l'évolution. Par exemple, il y a 5 à 7 millions d'années, le caractère d'humanité est avant tout la bipédie. On s'intéresse alors à la forme du bassin et du membre inférieur ou encore à la position du foramen sous le crâne. Dans les derniers 300 000 ans, les fossiles sont beaucoup plus proches de l'homme moderne ou des néandertaliens. Mais ces deux groupes présentent des différences anatomiques qu'il s'agit de reconnaître. De plus, l'homme de Néandertal a vécu exclusivement en Eurasie, jamais en Afrique, alors qu'avant 100 000 ans les ancêtres de l'homme actuel sont tous africains. On peut faire aussi appel à la génétique. Des restes osseux trouvés en Sibérie du Sud et trop fragmentaires pour une analyse anatomique ont été récemment étudiés dans notre institut. Une petite séquence d'ADN mitochondrial qui n'existe que chez les néandertaliens a permis de déplacer la frontière orientale de ce groupe de 2000 km vers l'est.
La paléogénétique amènerat-elle à réviser notre évolution?
Difficilement, car on n'a encore jamais pu remonter au-delà des 100 000 ans en raison du problème de conservation de l'ADN. Même pour des périodes récentes, on n'en retrouve qu'une fois sur dix sur des restes néandertaliens. L'ADN est très sensible à la température. A part de très rares cas, on ne trouve guère d'ADN fossile en dessous de 45° de latitude nord et il y a malheureusement très peu de chances d'en retrouver dans les régions tropicales où s'est passé l'essentiel de notre évolution. Un espoir existe peut-être du côté des protéines fossiles, comme l'ostéocalcine que nous avons identifiée sur un néandertalien d'Irak. Elles fournissent des séquences d'acides aminés qui peuvent varier d'une espèce à l'autre.
Sommes-nous très différents des hommes de Néandertal d'un point de vue génétique?
Il y a 98,8 % de similarité génétique entre l'homme et le chimpanzé. Quand le séquençage de l'ADN néandertalien sera fini, on arrivera sans doute à 99,7 ou 99,8 de similarité avec l'homme actuel.
Néandertal a-t-il disparu à cause d'Homo sapiens?
C'est assez évident. Dire le contraire est une forme de politiquement correct vis-à-vis de Cro-Magnon. Lors de son expansion, l'homme moderne a fait disparaître tous les autres groupes humains et de nombreux mammifères. Pour moi, la disparition de Néandertal s'inscrit dans ce processus. Il disparaît d'Europe entre 30 000 et 35 000 ans. Que se passe-t-il à cette époque ? Des variations climatiques ? Cela faisait 400 000 ans qu'il s'en produisait et de bien plus violentes ! On assiste aussi à des vagues d'extinction de grands mammifères en Australie il y a 50 000 ans, en Amérique il y a 12000 ans. Dans chaque région, on a trouvé une explication locale, par exemple une météorite pour les chevaux en Amérique du Nord. Mais le seul point commun à toutes ces dates et à tous ces lieux, c'est bien l'arrivée de l'homme moderne. La préhistoire, c'est comme l'histoire, une reconstitution souvent façonnée pour répondre à des besoins. Beaucoup de spécialistes refusent l'idée que les chasseurs-cueilleurs puissent avoir eu un impact sur l'environnement ou des comportements violents, mais ceci n'a pas réellement de fondements scientifiques. En réalité, nos ancêtres n'étaient ni plus ni moins gentils ou écolos que les hommes d'aujourd'hui. Je ne dis pas qu'il y a eu un génocide des néandertaliens par Cro-Magnon, mais la raison principale de leur disparition est due à la compétition entre les deux groupes qui s'est jouée sur le terrain démographique, l'exploitation du milieu, avec, à l'occasion, des interactions violentes.
Est-il possible qu'il y ait eu des croisements entre les deux espèces ?
Il est possible qu'il y ait eu des hybrides, mais cela n'a pas changé grand-chose à la suite de notre évolution car ce fut probablement anecdotique. On ne dispose que d'une poignée de fossiles entre 30 000 et 40 000 ans en Europe. La chance d'avoir un hybride parmi eux est quasi nulle. Jusqu'à présent, on n'a pas trouvé de gènes de Néandertal chez les Européens modernes. S'il y a eu des métis, c'étaient probablement des métis d'envahisseurs et d'envahies. Si ces enfants sont restés avec leur mère, ils appartenaient à des groupes voués à disparaître. Les vrais Européens, ces néandertaliens qui ont occupé l'Europe pendant plus de 400 000 ans, ont finalement été remplacés par une espèce venue d'Afrique.
Ces ancêtres africains étaient-ils plus forts que les néandertaliens ?
Les néandertaliens étaient biologiquement mieux adaptés aux conditions locales et d'ailleurs leur remplacement semble avoir pris un certain temps. Ils différaient plutôt dans le domaine de l'organisation sociale - des réseaux de groupes chez l'homme moderne -, et par les modes d'exploitation de l'environnement. Les néandertaliens étaient des chasseurs spécialisés dans les grands mammifères. L'homme moderne chassait tout et pratiquait peut-être une division du travail plus poussée: papa chasse le renne, maman et les enfants les petites bêtes. La densité de population était sans doute également différente. Les néandertaliens semblent avoir eu des besoins en énergie plus élevés et exploitaient le territoire différemment. Une même surface pouvaient nourrir moins de néandertaliens que d'hommes modernes. Les populations étaient de toute façon très faibles. L'équivalent d'une cité de banlieue actuelle était étalé sur toute l'Europe occidentale. Le Moustérien de tradition acheuléenne a peut-être été fabriqué par une population de 500 à 800 individus occupant la moitié de la France, le Micoquien par 900 à 2000 individus pour une bonne partie de l'Europe centrale. Un léger avantage démographique fait qu'il est facile de remplacer des groupes de cette taille en quelques siècles. Le moment de remplacement est un moment de péjoration climatique qui accélérait probablement la réduction des zones disponibles.
Les néandertaliens étaient biologiquement mieux adaptés aux conditions locales et d'ailleurs leur remplacement semble avoir pris un certain temps. Ils différaient plutôt dans le domaine de l'organisation sociale - des réseaux de groupes chez l'homme moderne -, et par les modes d'exploitation de l'environnement. Les néandertaliens étaient des chasseurs spécialisés dans les grands mammifères. L'homme moderne chassait tout et pratiquait peut-être une division du travail plus poussée: papa chasse le renne, maman et les enfants les petites bêtes. La densité de population était sans doute également différente. Les néandertaliens semblent avoir eu des besoins en énergie plus élevés et exploitaient le territoire différemment. Une même surface pouvaient nourrir moins de néandertaliens que d'hommes modernes. Les populations étaient de toute façon très faibles. L'équivalent d'une cité de banlieue actuelle était étalé sur toute l'Europe occidentale. Le Moustérien de tradition acheuléenne a peut-être été fabriqué par une population de 500 à 800 individus occupant la moitié de la France, le Micoquien par 900 à 2000 individus pour une bonne partie de l'Europe centrale. Un léger avantage démographique fait qu'il est facile de remplacer des groupes de cette taille en quelques siècles. Le moment de remplacement est un moment de péjoration climatique qui accélérait probablement la réduction des zones disponibles.
Pourtant le paléolithique est décrit comme l'âge d'or de l'humanité ?
Oui, toute société humaine a son mythe de l'âge d'or et nous avons le nôtre. On a vite fait de décrire une préhistoire idyllique avec, par exemple, les chasseurs-cueilleurs opérant une gestion de l'environnement. En fait, c'est juste une idée d'Occidental ayant mauvaise conscience et qui sombre dans le mythe du bon sauvage, une vision rousseauiste d'un passé merveilleux.
Source: Ca M'interesse - Hors série n°21: Qui êtes vous ? - Questions à Jean-Jacques Hublin
Jean-Jacques Hublin, anthropologue, directeur du Département d'évolution humaine à l'Institut d'anthropologie évolutive Max Planck de Leipzig (Allemagne) est l'un des meilleurs spécialistes de l'évolution humaine, il a écrit avec Bernard Seytre, directeur de l'agence "Dire la science", "Quand d'autres hommes peuplaient la Terre, nouveaux regards sur nos origines" (éd. Flammarion).
sommes-nous voués a l'extinction de part notre agressévité envers notre milieu
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