dimanche 15 mai 2011

Quelles différences y a-t-il entre l’animal et l’être humain ?

L’être humain est-il essentiellement un animal ou, au contraire, radicalement différent des autres espèces vivantes ? Cette question a été longtemps le domaine réservé des philosophes, avec par exemple d’un côté Descartes et Kant, qui prônaient la discontinuité radicale entre l’humain et l’animal, et de l’autre Aristote et Montaigne, qui pensaient qu’il n’y a pas de différence de nature entre les deux, mais seulement de degré.

Certes, le sens commun immédiat nous conduit plutôt à penser que l’être humain diffère nettement des autres espèces: imagine-t-on un chimpanzé fabriquer une voiture ou envoyer un... chimpanzé sur la Lune ? Cependant, dès qu’il s’agit de fournir une définition précise, opérationnelle, de cette différence, la question devient plus épineuse. Prenons l’exemple du langage: beaucoup d’animaux communiquent entre eux, mais s’agit-il véritablement de langage ? En fin de compte, à partir de quel degré de complexité peut-on parler de langage ?


Quand les animaux s'humanisent

Cette question de la continuité/discontinuité entre l’animal et l’humain intéresse particulièrement les éthologues (spécialistes du comportement), les paléoanthropologues (paléontologues spécialisées dans l’espèce humaine), les anthropologues, les primatologues et... les psychologues. Une règle explicite longtemps admise chez les éthologues était de s’interdire toute forme d’anthropomorphisme. Ce terme désigne l’utilisation de caractéristiques humaines pour décrire et/ou expliquer le comportement d’animaux. Mais ce principe de base est profondément remis en question depuis plusieurs décennies, en raison d’un double changement de regard:

* sur l’animal, car les éthologistes se sont rendus à l’évidence: les animaux peuvent éprouver des émotions, développer des processus cognitifs, etc. ;

* sur l’être humain, car de plus en plus de spécialistes des sciences humaines considèrent que de nombreux comportements humains sont directement influencés par nos racines animales.

Une nouvelle science voit le jour à partir de la fin des années 1970, l’éthologie cognitive, qui s’intéresse non seulement aux comportements animaux, mais plus encore aux facteurs susceptibles d’expliquer ces comportements. Le mot cognitif est d’ailleurs restrictif puisque les chercheurs opérant dans ce courant de recherche s’intéressent également aux fondements émotionnels, subjectifs, voire moraux des comportements animaux. Donald Griffin fait figure de pionnier en proposant que les animaux ont des images mentales des objets et des événements et ont des aptitudes à l’intentionnalité et à l’anticipation.

Plus encore, de nombreux chercheurs estiment de nos jours que beaucoup d’animaux ont une personnalité individuelle: par exemple, certains animaux sont plus ou moins introvertis ou extravertis. Une synthèse réalisée en 2001 a révélé que sept cent quatre-vingt-sept recherches abordaient cette question de la personnalité des animaux. Elles concernent non seulement des singes, des chats ou des chiens, mais également des ours, des lions, des écureuils, des cochons, voire même des papillons et des pieuvres !

Morphing par Paranoiik sur http://www.virusphoto.com

La thèse de la continuité entre l'animal et l'humain

Le statut unique de l’être humain a été progressivement remis en question, car les principales caractéristiques que l’on a crues spécifiques à l’humain ont ensuite été constatées chez des animaux, en particulier les grands singes. C’est le cas de caractéristiques:

* comportementales : bipédie ;
* cognitives : conscience de soi, langage, intelligence, utilisation d’outils ;
* sociales : tabou de l’inceste, chasse, guerre, politique, culture, mensonge, morale, empathie.

a) La conscience de soi


Elle a essentiellement été mise en évidence par le "test du miroir". On peint un signe sur un animal à son insu, pendant son sommeil ou après anesthésie, puis on le place face à un miroir. Au début, il pense se trouver confronté à un congénère, mais ensuite certains individus présentent des comportements qui montrent qu’ils comprennent que le signe est placé sur leur propre corps. Des chimpanzés touchent la tâche avec leur main, une éléphante touche une croix avec sa trompe, une femelle dauphin se dirige vers le miroir, part ensuite frotter sur la paroi du bassin la partie du corps marqué, fait ensuite plusieurs allers-retours avec, à chaque fois, moins de substance colorée sur son corps.

b) L’utilisation d’outils

Dans les années 1960, l’anthropologue Louis Leakey était convaincu que l’être humain était seul à utiliser des outils. Mais quelques années plus tard, son assistante Jane Goodall démontre que les chimpanzés utilisent également des outils pour attraper des insectes. Depuis, les observations se sont multipliées: un chimpanzé introduit une tige dans une fourmilière ou une termitière. Les insectes s’agrippent à la tige, le chimpanzé la retire et se délecte des animaux. Un autre comportement a été très étudié par les primatologues: le cassage des noix chez les chimpanzés. Les singes utilisent une pierre comme marteau et une grosse racine ou une pierre comme enclume. D’autres usages d’outils ont également été constatés. Par exemple, on a récemment observé des gorilles utilisant des cannes pour tâter la profondeur d’un cours d’eau avant de s’y aventurer.

c) Les comportements sociaux et moraux


Les grands singes ont des fonctionnements sociaux particulièrement complexes. Ils peuvent faire usage de stratégies politiques, par exemple deux mâles peuvent se coaliser pour renverser le chef du groupe, des chimpanzés peuvent servir de médiateurs(trices) lors de conflits, Les singes, surtout les bonobos, peuvent manifester de l’empathie, de la gratitude, ont le sentiment de ce qui est juste ou non, peuvent faire preuve de générosité et d’altruisme, etc.

La découverte de comportements moraux et altruistes chez les animaux a fortement bouleversé notre regard sur eux. Songeons un instant à l’adjectif "bestial", utilisé pour décrire des individus et des comportements particulièrement violents; ou inversement à l’adjectif "humain" pour les actes bienveillants. L’empathie, capacité à se mettre à la place des autres, a d’ailleurs été observée chez des rats depuis un demi-siècle déjà. En 1959, un article au titre surprenant pour l’époque, "Les réactions émotionnelles des rats à la douleur d’autrui", montrait que ces animaux arrêtent d’appuyer sur un levier commandant la distribution de nourriture si cette action envoie en même temps une décharge électrique à un congénère.

En 2002, Frans de Waal, le primatologue qui a le plus agi ces dernières années en faveur de la thèse de la continuité, publie avec Stéphanie Preston une synthèse de travaux sur l’empathie, mettant en évidence la présence de ce comportement chez divers animaux. En particulier, il cite une méta-analyse de plus de deux mille comptes rendus d’observations qui ont mis en évidence trois types d’empathie chez les singes: émotionnelle, cognitive (capacité à percevoir les états mentaux d’autrui), et comportementale (aide bien adaptée).

Les singes les plus doués d’empathie sont les bonobos, espèce biologiquement très proche à la fois des chimpanzés et de l’être humain. Il cite par exemple le cas de Kuni, une femelle bonobo du zoo Twycross en Angleterre, qui a ramassé un jour un étourneau assommé à la suite d’un choc contre la vitre de son enclos. Comme l’oiseau ne bougeait pas, Kuni l’a lancé en l’air, mais il a seulement voleté. Kuni l’a ramassé, a grimpé au plus haut de l’arbre le plus élevé, a déplié délicatement les ailes de l’oiseau, une aile dans chaque main, avant de le lancer dans l’air. Comme l’oiseau restait dans l’enceinte, Kuni l’a protégé pendant un long moment de la curiosité d’un jeune singe. Il a finalement réussi à s’envoler.

Selon De Waal, "il n’existe pas une seule tendance que nous ne partagions avec ces gais lurons velus dont nous adorons nous moquer".

Femelle bonobo et son petit
 
La thèse de la spécificité humaine


Qu’ont à répondre, face à cela, les partisans de la thèse de la discontinuité animal/être humain ? Ils reconnaissent certes que les animaux (surtout les grands singes) ont des aptitudes bien supérieures à ce que l’on croyait initialement, mais elles n’atteignent pas, selon eux, le même niveau de complexité que chez l’être humain. En fait, l’impression générale qui ressort, à la lecture de leurs écrits, c’est que l’être humain est le seul à atteindre un niveau '"méta", de second degré, dans beaucoup d’opérations, en particulier cognitives.

a) Le langage et la communication

Par exemple, grâce à la langue des signes, certains chimpanzés sont parvenus à apprendre plusieurs centaines de mots (contre cinquante mille ou cent mille pour un être humain). Ils sont donc capables d’utiliser un symbole pour un concept. En revanche, la capacité syntaxique, c’est-à-dire l’aptitude à combiner des mots pour former de nouvelles significations leur est quasiment étrangère. Selon Jacques Vauclair, professeur en psychologie, elle "ne dépasse pas le stade d’une grammaire à deux mots". Ce même auteur souligne que "les chimpanzés peuvent comprendre et utiliser le geste de pointage dans un contexte de demande (pointer du doigt vers un expérimentateur pour attirer son attention vers un objet alimentaire), mais ils ne peuvent apparemment pas concevoir la signification du pointage chez l’homme".

b) L’action collective intentionnelle

Michel Tomasello, psychologue cognitif américain, l’un des plus fervents partisans de la thèse de la discontinuité, affirme certes que l’être humain partage certaines caractéristiques avec les grands singes, mais que la cognition humaine est unique en raison de sa nature collective. En 2005, Tomasello a publié avec ses collègues chercheurs, un long article expliquant que la différence cruciale entre la cognition humaine et celles des autres espèces est l’"intentionnalité partagée", c’est-à-dire l’aptitude à participer avec les autres à des activités en collaboration, sur la base d’intentions et d’objectifs communs. Même si certains animaux peuvent comprendre les objectifs et intentions des autres, seul l’être humain a la motivation de partager ces éléments pour agir avec d’autres.

Plusieurs auteurs ont fait des commentaires critiques sur cet article, affirmant par exemple que les tactiques de chasse des chimpanzés, des lions et des hyènes sont fondées sur une intentionnalité partagée. Tomasello leur a répondu en fournissant divers arguments, notamment le fait que la chasse en commun peut très bien être le résultat de l’addition d’actions individuelles plutôt que le fruit d’une intention partagée, et que seule une méthodologie de type expérimental permettrait d’éclaircir la question.

c) Les méta-outils

Autre exemple, bien que certaines espèces utilisent des outils, il ne semble pas qu’elles utilisent de méta-outil (des outils destinés à fabriquer d’autres outils). Mais tout dépend du sens que l’on donne aux mots. En effet, pour certains auteurs, les chimpanzés utilisent un méta-outil lorsqu’ils se servent d’un caillou pour stabiliser l’enclume de pierre qui leur sert pour casser des noix.

La culture comme négation de la nature

Dans son dernier livre Giorgio Agamben, philosophe italien, reprend la question de notre rapport à notre animalité, non pas comme continuité mais, au contraire, dans l'écart nécessaire à nous constituer comme humains. "Ce n'est pas la conjonction de l'homme et de l'animal qu'il faut penser mais leur séparation". En effet, "l'homme est l'animal qui doit se reconnaître humain pour l'être". Ce qui fait notre humanité c'est la conscience de ce qui nous différencie de l'animal et qu'on peut définir classiquement depuis Pic de la Mirandole par notre "dignité", c'est-à-dire par une "conscience de soi" qui est liberté et construction de soi. Il ne faut pas considérer cette conscience de soi comme le simple reflet d'une représentation de soi parallèle à la transparence des choses mais tout au contraire comme question, inquiétude, dette, manque de savoir, désir, incomplétude.

Penser c'est "être livré à quelque chose qui se refuse". Le désenchantement du monde, loin d'être le morne résultat d'une modernité achevée, ne serait ainsi qu'un processus continuel de prise de distance, de rationalisation, d'arrachement à nos fixions. La réflexion est un réveil à chaque fois renouvelé de nos rêves imaginaires, de la maya des apparences, des projections du désir. L'ouverture à l'Etre exige un détachement de cette fascination animale, que seul le langage permet en séparant le mot de l'émotion (le mot chien n'aboie pas). Seul le langage permet d'analyser sa propre pensée, de l'objectiver, l'universaliser. Il est difficile de se rendre compte à quel point le langage structure notre monde et l'unifie, l'ouvre à la temporalité par la conscience de la mort, le transforme en récit et permet d'en garder la mémoire, d'en partager le sens. Cette dimension humaine du langage est conquise sur notre animalité.

La lutte entre voilement et dévoilement "est la lutte intestine entre l'homme et l'animal". L'homme est donc le lieu d'un conflit, contre-nature, d'un effort toujours à recommencer pour s'ouvrir aux possibles et à l'universel, à la justice, au-delà de notre réalité immédiate et prosaïque, au-delà des corps. La culture se construit sur le sacrifice contre-nature, l'interdit qui noue l'animal à la parole, mais si l'homme est la question, il faut peut-être se méfier du fait que la religion se présente toujours comme la réponse.

Il y a incontestablement progrès de l'Histoire et savoir cumulatif, mais cela n'empêche pas que tout le chemin est toujours à refaire à chaque fois pour s'extraire de la fascination animale, d'un désir obnubilé, de sa propre image projetée aux yeux des autres, de son propre point de vue. C'est bien pourquoi il faut d'abord reconnaître notre nature animale, corporelle, individuelle, intéressée, ensorcelée par la pornographie des marchandises, pris dans les images et l'imitation des foules. C'est un préalable nécessaire pour s'en détacher, prendre le point de vue universel de la parole et de la raison (du divin). Le dialogue n'est pas naturel, il est même impossible, ce qui n'empêche pas qu'il soit nécessaire. Il faut sortir de soi pour rencontrer l'autre autrement que pour le séduire ou s'en servir, mais cette humanité, cette communauté du sens et du cœur est à prouver à chaque fois ("Rien n'est jamais acquis à l'homme" nous rappelle Aragon).

S'ouvrir au monde c'est sortir de ses certitudes immédiates, s'ouvrir à notre ignorance ("penser c'est perdre le fil" pour Valéry), rencontrer le réel et continuer l'apprentissage. La parole constitue notre humanité en nous détachant de notre particularité et donc de nos traditions. La modernité comme détraditionnalisation ne serait ainsi qu'une conséquence de l'universalité du langage, véritable origine de la "tradition révolutionnaire". 

De même, la philosophie doit tout au logos. Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme sans appartenances. C'est l'étranger, l'ermite, l'arbitre désintéressé, le regard extérieur, l'homme désaffilié, échappé des préjugés locaux et qui n'a plus d'autre univers que l'universel, l'homme démocratique détaché de toute généalogie enfin, sans famille ni clan, sujet de la vérité, responsable de sa parole. Ne voit-on pas que le philosophe est l'avant-garde de la modernité, de la pensée critique tout autant que de la solitude de l'individu démocratique ?

L'homme est tout entier dans son effort de différenciation de l'animalité (L'homme est un animal qui "se reconnaît ne pas l'être", pour Michel Boccara, chercheur en sociologie et ethnologie), et sans contredire à ce processus d'arrachement au monde animal, notre humanité y reste profondément ancrée malgré tout, à travers le mythe ou le chant comme vécus qui nous renvoient au temps jadis où nous étions des animaux comme les autres, avant l'apparition d'un langage humain qui nous a rendu sourd au langage des oiseaux comme à la plupart de nos instincts. Il faut y voir le retour dans le langage de notre animalité perdue par le langage.

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